• Le vol du temps

    Le vol du tempsLa succession des crises financières a conduit à l’émergence d’une figure subjective qui occupe désormais tout l’espace public : celle de l’homme endetté. Le phénomène de la dette ne se réduit pas à ses manifestations économiques. Il constitue la clé de voûte des rapports sociaux en régime libéral, opérant une triple dépossession : dépossession d’un pouvoir politique déjà faible, concédé par la démocratie représentative ; dépossession d’une part grandissante de la richesse que les luttes passées avaient arrachée à l’accumulation capitaliste ; dépossession de l’avenir, c’est-à-dire du temps comme porteur de choix, de possibles.
     


     

    La relation créancier-débiteur intensifie de manière transversale les mécanismes d’exploitation et de domination propres au capitalisme. Car la dette ne fait aucune distinction entre travailleurs et chômeurs, consommateurs et producteurs, actifs et inactifs, retraités et allocataires du Revenu de Solidarité Active. Elle impose un même rapport de pouvoir à tous : même les personnes trop démunies pour avoir accès au crédit particulier participent au paiement des intérêts liés à la dette publique.


    Le vol du tempsLa société entière est endettée, ce qui n’empêche pas, mais exacerbe, les inégalités — qu’il serait temps de qualifier de « différences de classe ». La crise actuelle le dévoile sans ambiguïté, l’un des enjeux politiques majeurs du néolibéralisme est celui de la propriété: la relation créancier-débiteur exprime un rapport de forces entre propriétaires et non-propriétaires des titres du capital. Des sommes énormes sont transférées des débiteurs (la majorité de la population) aux créditeurs (banques, fonds de pension, entreprises, etc…) : à travers le mécanisme d’accumulation des intérêts, la dette totale des pays en développement est passé de 70 milliards de dollars en 1970 à 3 545 milliards en 2009. Entre-temps, ceux-ci avaient remboursé l’équivalent de 110 fois ce qu’ils devaient initialement.
     

    La dette sécrète sa propre morale qui est, à la fois différente et complémentaire de celle du travail. Le couple effort-récompense de l’idéologie du travail se voit doublé par la morale de la promesse d’honorer sa dette et de la faute de l’avoir contractée. La campagne allemande contre les « parasites grecs » témoigne de la violence de la logique qu’instille l’économie de la dette. Les médias, les hommes politiques, les économistes semblent n’avoir qu’un message à transmettre à Athènes : « vous êtes fautifs », « vous êtes coupables ». En clair, les Grecs se dorent la pilule au soleil tandis que les protestants allemands triment pour le bien de l’Europe et de l’humanité, ce qui ne diverge pas de celle qui fait des chômeurs des assistés ou de l’Etat-providence « la mamma étatique ».


    Le pouvoir de la dette se présente comme ne s’exerçant ni par la répression ni par l’idéologie. « Libre », le débiteur n’a d’autre choix que d’inscrire ses choix et actions, dans les cadres définis par le remboursement de la dette qu’il a contractée. Vous êtes libre dans la mesure où votre mode de vie permet de faire face à vos engagements. Le mécanisme vaut aussi bien pour les individus que pour les populations. L’emprise du créancier sur le débiteur rappelle la dernière du pouvoir : action qui maintient comme « sujet libre » celui sur qui elle s’exerce. Le pouvoir de la dette vous laisse libre, mais
    vous incite à agir dans l’unique objectif d’honorer vos dettes.
     

    Le vol du tempsLa relation créancier-débiteur ne concerne pas que la population actuelle. Tant que sa résorption ne passe pas par l’accroissement de la fiscalité sur les hauts revenus et les entreprises, les modalités de sa gestion engagent les générations à venir. En conduisant les gouvernés à honorer leurs dettes, le capitalisme prend la main sur l’avenir. Il peut ainsi prévoir, calculer, mesurer, établir des équivalences entre les comportements actuels et les comportements à venir, bref, jeter un pont entre le présent et le futur. Le système capitaliste réduit ce qui sera à ce qui est, le futur et ses possibles aux relations actuelles de pouvoir. La sensation de vivre dans une société sans temps, sans possibles, sans rupture envisageable trouve dans la dette l’une de ses principales explications.
     

    Le rapport entre temps et dette, prêt d’argent et appropriation du temps par celui qui prête est connu depuis des siècles. Un manuscrit du XIIIe siècle synthétise ce point : « Les usuriers pèchent contre nature en voulant faire engendrer de l’argent par l’argent comme un cheval par un cheval ou un mulet par un mulet. De plus, les usuriers sont des voleurs car ils vendent le temps qui ne leur appartient pas, et vendre un bien étranger, malgré son possesseur, c’est du vol. En outre, comme ils ne vendent rien d’autre que l’attente de l’argent, c’est-à-dire le temps, ils vendent les jours et les nuits. Mais le jour, c’est le temps de la clarté, et la nuit, le temps du repos. Par conséquent, ils vendent la lumière et le repos. Il n’est donc pas juste qu’ils aient la lumière et le repos éternel ». Pour Karl Marx, l’importance historique du prêt usurier tient au fait que, contrairement à la richesse consommatrice, celui-ci représente un processus générateur assimilable à (et précurseur de) celui du capital, c’est-à-dire de l’argent qui génère de l’argent.


    La finance veille à ce que les seuls choix et décisions possibles soient ceux de la tautologie de l’argent qui génère de l’argent, de la production pour la production. Alors que, dans les sociétés industrielles, subsistait encore un temps « ouvert » — sous la forme du progrès ou sous celle de la révolution —, aujourd’hui, l’avenir et ses possibles, écrasés sous les sommes faramineuses mobilisées par la finance et destinées à reproduire les rapports de pouvoir capitaliste, semblent bloqués ; car la dette neutralise le temps, le temps comme création de nouvelles possibilités, c’est-à-dire la matière première de tout changement politique, social ou esthétique.

    Maurizio Lazzarato La Fabrique de l’homme endetté. Editions Amsterdam 2011

    « L’intelligence de la mainCes derniers mois les peuples sont restés mobilisés en Europe »

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