•  Les revenus démesurés des grands patrons et des cadres dirigeantsLes patrons les mieux rémunérés de France touchent entre 400 et 1 110 années de Smic par an. Et encore, sans tenir compte de tous leurs avantages.

    Le revenu annuel d’un grand patron représente de 400 à 1 110 années de Smic, selon les données 2012 publiées par Proxinvest dans son 15e rapport La Rémunération des Dirigeants des sociétés du SBF 120 (novembre 2013). De 4,8 millions d’euros (équivalents à 358 années de Smic) pour Maurice Lévy (Publicis) à 14,9 millions d’euros (1 112 années de Smic) pour Bernard Charlès, patron de Dassault Systèmes.

    Les revenus pris en compte dans cette étude totalisent les salaires fixes, variables et/ou exceptionnels, les stock-options [1] et les actions gratuites. Ils ne comprennent pas, par contre, certains autres avantages comme ceux en nature (voitures, logements de fonction par exemple), le complément de retraite sur-complémentaire alloué à certains dirigeants de grandes entreprises notamment.

    Ces revenus demeurent bien supérieurs à ce que le talent, l’investissement personnel, la compétence, le niveau élevé de responsabilités ou la compétition internationale peuvent justifier. Ils vont bien au-delà de ce qu’un individu peut dépenser au cours d’une vie pour sa satisfaction personnelle. Ils garantissent un niveau de vie hors du commun, transmissible de génération en génération, et permettent de se lancer dans des stratégies d’investissement personnel (entreprises, collections artistiques, fondations, etc.). Il faut ajouter que ces dirigeants disposent aussi de mécanismes de protection considérables en cas de départ forcé de l’entreprise résultant d’une mésentente avec les actionnaires, d’erreurs stratégiques ou économiques, etc.

    Les PDG ne sont pas les seuls à être les mieux rémunérés. Des très hauts cadres de certaines professions ou des sportifs peuvent avoir un revenu annuel moyen astronomique : 35 années de Smic pour un sportif de haut niveau, 23 années pour un cadre du secteur de la finance, 18 années pour un dirigeant d’entreprise salarié.


    Les très hauts salaires * par profession
    Unité : euros
      Salaire brut annuel moyen En années de Smic **
    Sportifs de haut niveau 444 955 35
    Cadres des fonctions financières 244 878 19
    - Dont métiers de la banque 289 913 23
    Cadres d'état major 238 674 19
    Dirigeants 225 340 18
    Autres 210 446 17
    Divers cadres 195 349 15
    Fonction commerciale 181 257 14
    Fonction technique 180 230 14
    * Les 1 % de salariés à temps complet les mieux rémunérés. ** Smic net annuel 2010.
    Source : Insee - 2007

     

    Pour en savoir plus :
     

    Les très hauts salaires du secteur privé - Insee première n°1288 - avril 2010.

     

    Notes

    [1Droits attribués aux salariés d’acquérir des actions de leur société sous certaines conditions, notamment avec un rabais, ce qui leur procure une plus-value quasi certaine lors de la revente.


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  • La situation internationale et la dette, au Sud comme au Nord, de 2000 à 2014Cet article passe en revue une série d’évolutions qui ont eu lieu entre 2000 et 2014 en ce qui concerne la dette, la crise internationale sous différents aspects [1], les institutions financières internationales, l’ampleur des attaques contre les droits économiques et sociaux… et les priorités du CADTM.

    Plusieurs changements ont eu lieu depuis la fin des années 1990.

    1. Plusieurs pays du Sud ont pris leur distance avec le néolibéralisme.

    Après plus de vingt années de politiques néolibérales et de résistances multiples à celles-ci, à la fin des années 1990, début des années 2000, plusieurs peuples d’Amérique latine, se sont débarrassés de présidents néolibéraux, grâce à d’importantes mobilisations sociales, et ont élu des chefs d’État qui ont mis en place des politiques plus conformes aux intérêts populaires. Ces peuples voulaient se libérer des mesures prises en application du « consensus de Washington » dicté par le FMI et la Banque mondiale (privatisations, réduction des services publics, ouverture commerciale laissant sans protection les petits producteurs locaux, marchandisation forcée, précarisation des emplois, abandon des subventions aux aliments de base et à des services comme l’eau, l’électricité, le gaz, les transports…). Ces politiques étaient mises en pratiques au prétexte de rembourser la dette publique, dont une grande partie était illégitime ou illégale. C’est notamment le cas du Venezuela, de l’Équateur, de la Bolivie [2]… Le gouvernement de l’Équateur a pris une initiative remarquable et très positive en 2007-2008 en réalisant, avec la participation active de délégués des mouvements sociaux, un audit intégral de la dette [3]. Sur la base de cet audit, il a suspendu le remboursement d’une partie de la dette identifiée comme illégitime et a imposé à ses créanciers une importante réduction de la dette [4]. Cela lui a permis d’augmenter fortement les dépenses sociales. Malheureusement, cette initiative n’a pas eu l’effet boule de neige que l’on aurait pu escompter, les autres pays de la région n’ayant pas suivi l’exemple.

    Côté positif, les gouvernements de ces trois pays ont également augmenté les impôts prélevés sur les revenus des grandes sociétés privées étrangères qui exploitent leurs ressources naturelles. Cela a augmenté de manière importante les recettes fiscales et permis d’augmenter les dépenses sociales.
    En outre, les citoyens de ces trois pays ont adopté au cours d’un processus démocratique de nouvelles Constitutions qui prévoient notamment la révocabilité de tous les mandataires publics à mi-mandat.

    Ajoutons enfin que la Bolivie en 2007, l’Équateur en 2009 et le Venezuela en 2012, ont pris une très bonne décision en se retirant du tribunal de la Banque mondiale en matière de litige sur les investissements (Centre international de règlement des différends sur les investissements – CIRDI-).

    Le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI)

    Créé en 1966, l’objet du CIRDI est d’offrir des moyens de conciliation et d’arbitrage pour régler les différends relatifs aux investissements opposant des États contractants à des ressortissants d’autres États contractants. En termes plus simples, il s’agit d’un Tribunal arbitral international agissant en cas de conflit entre un investisseur privé d’un État partie et l’État du siège dudit investissement. La compétence du Centre (article 25) s’étend aux différends d’ordre juridique entre un État contractant (ou telle collectivité publique ou tel organisme dépendant de lui qu’il désigne au Centre) et le ressortissant d’un autre État contractant, différends en relation directe avec un investissement.
    Le Centre est en général désigné comme étant compétent en matière de litiges dans le cadre des accords bilatéraux sur les investissements. C’est ainsi que presque 900 traités bilatéraux sur la promotion et la protection des investissements nomment explicitement le Centre comme instance de règlement des différends entre un investisseur privé d’une partie contractante, d’une part, et l’État du siège des investissements en question, d’autre part. La sentence arbitrale du Centre est obligatoire et ne peut être l’objet d’aucun appel ou autre recours (article 53). Le CIRDI est membre du Groupe de la Banque mondiale, mais en tant qu’institution, il est une organisation internationale autonome dont l’action est de compléter le cadre de la Banque.
    Le recours au CIRDI pour une conciliation ou un arbitrage est totalement volontaire. Mais une fois les parties engagées, aucune ne peut renoncer unilatéralement à l’arbitrage du CIRDI. À partir du moment où le CIRDI a pris une décision, tous les pays signataires de la convention, même s’ils ne sont pas en cause dans le différend, doivent reconnaître et appliquer la décision. Depuis 1978, le champ des compétences du CIRDI s’est élargi : un ensemble de règles lui permet d’intervenir dans des cas qui ne relèvent pas du champ de la convention. Il peut ainsi intervenir dans des procédures d’arbitrage lors de différends mettant en cause un État ou un investisseur d’un État non signataire de la convention ; il peut aussi être sollicité pour réaliser des constats.

    En pratique, dans la plupart des cas, le CIRDI rend des sentences favorables aux grandes sociétés privées et condamnent les États à leur verser des dommages et intérêts.

    La toile d’araignée de la Banque mondiale

    La Banque mondiale a développé ses filiales (Association internationale pour le développement – AID, Société financière internationale - SFI, Agence multilatérale de garantie des investissements - AMGI, Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements - CIRDI) de manière à tisser une toile dont les mailles sont de plus en plus serrées.
    Prenons un exemple théorique pour indiquer les effets de cette politique. La Banque mondiale octroie un prêt aux autorités d’un pays à condition que le système de distribution et d’assainissement de l’eau soit privatisé. En conséquence, l’entreprise publique est vendue à un consortium privé dans lequel on retrouve la SFI, filiale de la Banque mondiale. Quand la population affectée par la privatisation se révolte contre l’augmentation brutale des tarifs et la baisse de la qualité des services et que les autorités publiques se retournent contre l’entreprise transnationale prédatrice, la gestion du litige est confiée au CIRDI, à la fois juge et partie. On en arrive à une situation où le groupe Banque mondiale est présent à tous les niveaux : (1) imposition et financement de la privatisation (Banque mondiale via BIRD et AID) ; (2) investissement dans l’entreprise privatisée (SFI) ; (3) garantie accordée à cette entreprise pour la couvrir contre les risques politiques (AMGI) ; (4) jugement en cas de litige (CIRDI).

    2. Augmentation du cours des matières premières et des réserves de change

    À partir de 2003-2004, le cours des matières premières et des produits agricoles a connu une augmentation [5]. Cela a permis aux pays en développement [6] exportateurs de ces produits sur le marché mondial d’augmenter leurs revenus en devises fortes (dollars, euros, yens, livres sterling…). Certains d’entre eux, trop peu nombreux, ont profité d’une partie importante de ces revenus supplémentaires pour augmenter les dépenses sociales. La majorité des PED (Maud tu m’étonnes en remplaçant le singulier par le pluriel. Si tu es sûre laisse le pluriel, tu m’expliqueras la règle) ont surtout accumulé des réserves de change [7] et ont accru les achats de bons du Trésor des États-Unis. En d’autres mots, ils ont augmenté leurs prêts à la principale puissance économique mondiale, ce qui contribue à assurer le maintien de sa domination car cela lui donne les moyens de vivre largement à crédit et de maintenir un important déficit commercial. Explication : les États-Unis s’endettent fortement auprès des pays qui sont prêts à acheter les titres de sa dette (bons du Trésor des États-Unis - US Treasury Bonds-).

    Le graphique ci-dessous indique les volumes des US Treasury Bonds et autres bons du Trésor détenus en mars 2014 par une série de pays en développement. La Chine à elle seule prête aux États-Unis 1 270 milliards de dollars (qu’elle puise dans ses réserves de changes accumulées grâce à son commerce avec les États-Unis) ; elle détient ainsi plus du quart de la dette publique externe des États-Unis.

    Pays en développement créanciers des États-Unis : valeurs des bons du Trésor des États-Unis (en milliards de dollars US) détenus en mars 2014 [8]

    Le rendement sur les US Treasury Bonds et autres titres de la dette est de l’ordre de 0 à 2,57 % selon que l’échéance soit d’un mois (0,01 %) ou de 10 ans (2,57 %) [9]. Compte-tenu de l’inflation aux États-Unis, le rendement réel est fort bas, voire simplement négatif. Cela permet aux États-Unis de se financer à un coût très faible.

    3. Baisse du pouvoir de la Banque mondiale et du FMI à l’égard de certains pays en développement

    L’augmentation des réserves de change et la décision de certains gouvernements du Sud d’utiliser une partie de celles-ci pour augmenter les dépenses sociales et les investissements en infrastructure ont contribué à réduire l’emprise du FMI, de la Banque mondiale et des pays les plus industrialisés sur un certain nombre de pays en développement [10]. Cette perte d’influence provient également du fait que la Chine et d’autres pays des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), en particulier le Brésil, ont multiplié les prêts à certains pays en développement.

    4. La Chine comme puissance créancière

    Un autre facteur a renforcé ce phénomène : la Chine en pleine expansion s’est transformée en atelier du monde et accumule d’énormes réserves de change (surtout des dollars US). En décembre 2013, le volume des réserves de change de la Chine atteignait 3 821 milliards de dollars [11]. Elle a augmenté fortement ses échanges internationaux, notamment avec les pays en développement des différents continents. Elle a également augmenté de manière très importante ses crédits aux pays africains, latino-américains et à une partie importante de l’Asie. Dès lors, les crédits et les investissement de la Chine sont venus concurrencer les prêts et les projets de la Banque mondiale, du FMI, d’autres institutions financières multilatérales et des gouvernements des pays les plus industrialisés. Cela a diminué le pouvoir de pression de ces institutions et des pays du Nord à l’égard d’un certain nombre de pays en développement. Il convient d’être fort attentif à la quantité importante de dettes qu’un certain nombre de pays en développement accumulent à l’égard de la Chine. Cette dernière, nouvelle puissance capitaliste, ne fait pas de cadeaux et ses investissements visent à assurer son contrôle sur les sources de matières premières dont elle a besoin et sur les marchés vers lesquels elle exporte des biens manufacturés.

    5. Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) ont annoncé en 2014 la création d’une banque multilatérale qui leur appartiendra [12].

    Cette banque, si un jour elle entre en activité (ce qui n’est pas garanti), ne constituera pas un organisme capable d’offrir une alternative positive pour les pays en développement car les gouvernements qui la fondent cherchent à se doter d’une banque qui servira directement leurs intérêts (assurer des sources d’approvisionnement en matières premières et des débouchés pour leurs exportations), et non ceux des peuples.

    6. Augmentation de la dette publique interne

    Au cours des 20 dernières années, la dette publique interne a fortement augmenté. Dans un nombre significatif de pays en développement, elle est devenue plus importante que la dette publique externe (voir le tableau ci-dessous qui concerne l’Argentine, le Brésil, la Colombie, l’Équateur et le Mexique). C’est vrai pour tous les pays en développement les moins pauvres, en particulier pour les économies dites émergentes.

    Comparaison entre la dette publique externe et la dette publique interne (en milliards de dollars US et en % de la dette totale) pour quelques pays d’Amérique latine durant la période 2000-2013 [13]

    Néanmoins, il ne faut pas être dupe : souvent, les banques domestiques qui prêtent en monnaie locale aux pouvoirs publics de leur pays ne sont que des filiales des banques étrangères et les emprunts en monnaie locale sont, dans un nombre important de cas, indexés sur une devise forte (généralement le dollar US). Cela signifie qu’en cas de dévaluation de la monnaie locale ou d’appréciation de la devise forte, le montant à rembourser augmente considérablement [14]. Cela signifie également que de grandes banques étrangères tirent profit de la dette publique interne. Par exemple, Santander, la principale banque espagnole, tire d’énormes profits des prêts que ses filiales au Brésil [15] et dans d’autres pays d’Amérique latine octroient aux pouvoirs publics en leur achetant des titres de la dette interne. C’est vrai également pour d’autres banques comme Citigroup/CitiBank très présente au Mexique par exemple, ou l’espagnole BBVA, présente dans plusieurs économies latino-américaines, sans oublier la britannique HSBC, particulièrement active en Asie.

    7. Crise alimentaire et crise climatique

    En 2007-2008, les populations des pays en développement ont été confrontées à une augmentation très forte du prix des aliments. Cela a provoqué des émeutes de la faim dans 18 pays. Le nombre de personnes affamées qui atteignait environ 900 millions avant la crise, a augmenté de près de 120 millions et a donc dépassé 1 milliard en 2009. Cette crise dramatique est à mettre en relation avec les autres facteurs de la crise globale et le « système dette ». Une chose est certaine : la hausse des prix des aliments et l’augmentation du nombre d’êtres humains souffrant de la faim ne sont pas le résultat d’un manque de ressources alimentaires à l’échelle de la planète. Parmi les facteurs qui ont causé la crise alimentaire et qui maintiennent de manière permanente un être humain sur huit dans la sous-alimentation, on peut citer la spéculation sur les aliments (et les combustibles) sur les marchés de gré à gré des pays du Nord, la promotion des agro-combustibles dans les pays du Nord et dans certains pays du Sud - à commencer par le Brésil -, l’accaparement des terres, l’ouverture commerciale imposée aux pays du Sud, l’abandon des subventions aux aliments de base et aux producteurs des pays du Sud, la priorité donnée aux cultures d’exportation au détriment des cultures vivrières… [16]
    Les effets de la crise climatique en cours sont eux aussi de plus en plus dramatiques dans les pays en développement. Ici aussi les politiques conduites par la Banque mondiale en particulier, et plus généralement par le système capitaliste productiviste, font partie du problème et non de la solution [17].

    8. La dette est au centre des préoccupations dans les pays du Nord, comme conséquence de la crise qui y a éclaté en 2007-2008.

    La crise causée par les grandes banques privées aux États-Unis et en Europe a entraîné une forte augmentation de la dette publique des pays concernés. La dette privée et la dette publique sont devenues une préoccupation centrale dans les pays du Nord, en particulier au sein de l’Union européenne et aux États-Unis. C’est pourquoi le CADTM a renforcé son travail d’analyse et son action dans ces pays, sans délaisser pour autant son activité dans les pays du Sud. Les enseignements tirés par le CADTM des événements des années 1980-1990 ont été très utiles pour lui permettre de comprendre et d’intervenir dans la période qui a suivi l’éclatement de la crise en 2007-2008 [18]. Les pays du Nord où les peuples ont été jusqu’ici les plus touchés sont la Grèce, l’Irlande, l’Islande, le Portugal, l’Espagne, Chypre, la Roumanie, la Hongrie, les Républiques baltes, la Bulgarie, et l’Italie. Ce sont les mêmes politiques qui ont été imposées aux peuples du Sud par les créanciers qui ont provoqué et instrumentalisé la crise de la dette du tiers-monde initiée dans les années 1980, qui sont aujourd’hui progressivement imposées dans les pays les plus industrialisés.

    9. Relations de domination Centre/Périphérie à l’intérieur de l’Union européenne

    L’existence d’une zone économique, commerciale et politique commune permet aux transnationales européennes et aux économies du Centre de la zone euro de tirer profit de la crise de la dette des pays de la Périphérie (Espagne, Grèce, Portugal, Irlande, Chypre, pays d’Europe centrale et Balkans) ainsi que de l’Italie pour renforcer la profitabilité des entreprises et marquer des points en termes de compétitivité par rapport à leurs concurrents nord-américains et chinois. L’objectif des pays du Centre de la zone euro, au stade actuel de la crise, n’est pas de relancer la croissance et de réduire les asymétries entre les économies fortes et celles plus faibles de l’UE.

    Les dirigeants européens considèrent en outre que la débâcle du Sud de l’Europe va se traduire par des opportunités de privatisations massives d’entreprises et de biens publics à des prix bradés. L’intervention de la Troïka et la complicité active des gouvernements de la Périphérie les y aident. Les classes dominantes dans les pays de la Périphérie sont favorables à ces politiques car elles comptent bien elles-mêmes obtenir une part d’un gâteau qu’elles convoitaient depuis des années. Les privatisations en Grèce et au Portugal préfigurent ce qui va arriver en Espagne et en Italie où les biens publics à acquérir sont beaucoup plus importants vu la taille de ces deux économies.

    Le lien étroit entre les gouvernants et le grand Capital n’est même plus dissimulé. À la tête de plusieurs gouvernements, placés à des postes ministériels importants et à la présidence de la BCE, se trouvent des hommes directement issus du monde de la haute finance, à commencer par la banque d’affaires Goldman Sachs [19].

    10. La crise en général et l’augmentation de la dette publique sont instrumentalisées pour lancer la plus grande offensive contre les droits humains en Europe depuis la seconde guerre mondiale.

    Pour avancer dans la plus grande offensive menée depuis la seconde guerre mondiale à l’échelle européenne contre les droits économiques et sociaux de la majorité de la population, les gouvernements et le patronat utilisent plusieurs armes : l’augmentation très importante du chômage, le remboursement de la dette publique qui a fortement augmenté, la recherche de l’équilibre budgétaire comme prétexte à des coupes sévères dans les dépenses sociales et les services publics, la quête de l’amélioration de la compétitivité des États membres de l’UE les uns par rapport aux autres ainsi que par rapport aux concurrents mondiaux.

    Pour le Capital, il s’agit d’accroître encore davantage la précarisation des travailleurs, de réduire radicalement leur capacité de mobilisation et de résistance, de diminuer les salaires et différentes indemnités sociales tout en maintenant les énormes disparités entre les travailleurs au sein de l’UE afin d’augmenter la compétition entre eux et de les précipiter dans le piège de la dette.

    Le rapport « Safegarding human rights in time of economic crises » (sauvegarder les droits humains en temps de crises économiques) de Nils Muiznieks, commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe (publié le 3 décembre 2013), dresse un bilan sans appel des conséquences des politiques de rigueur mises en œuvre actuellement en Europe. Éducation, santé, emploi, justice, logement, eau, alimentation : autant de secteurs qui voient les populations pâtir des méfaits de ces politiques. Nils Muiznieks souligne l’inefficacité et le caractère contre-productif des plans d’austérité, notamment en matière de santé, générant de lourdes conséquences à long terme, avec pour corollaire l’augmentation des dépenses publiques pour y faire face [20].

    Voici un extrait de l’introduction de cet important rapport : « Ce qui a démarré comme une crise du système financier mondial en 2008 s’est transformée en une politique d’austérité qui menace plus de 60 années de solidarité sociale et d’extension de la protection des droits de l’Homme à travers les États membres de l’Europe. Une grande partie de ces mesures d’austérité - caractérisées par des coupes dans les dépenses sociales, des hausses d’impôts régressives, une diminution de la protection des travailleurs et des réformes des pensions - ont exacerbé les conséquences humaines déjà graves de la crise économique marquée par des niveaux records de taux de chômage. L’éventail complet des droits humains fondamentaux a été touché - depuis le droit à un travail décent, à un niveau de vie adéquat et à la sécurité sociale, jusqu’au droit à la justice, à la liberté d’expression, à la participation et à la transparence. Des franges vulnérables et marginalisées de la population ont été frappées encore plus durement, de façon disproportionnée, repoussant les limites pré-existantes de la discrimination dans les sphères politiques, économiques et sociales. La pauvreté, y compris les privations infantiles, s’est aggravée et devrait avoir des effets sur le long terme. »

    11. Au niveau mondial, il s’agit d’une offensive du Capital contre le Travail.

    Ce que vivent aujourd’hui les salariés, les retraités et les allocataires sociaux de Grèce, du Portugal, d’Irlande, d’Espagne, de Chypre… a été imposé aux travailleurs des pays en développement pendant la crise de la dette des années 1980-1990. Au cours des années 1980, l’offensive a également visé les travailleurs en Amérique du Nord à partir de la présidence de Ronald Reagan, en Grande-Bretagne sous la férule de Margaret Thatcher, la « Dame de fer », et chez ses émules sur le vieux continent. Les travailleurs de l’ex-bloc de l’Est ont également été soumis au cours des années 1990 aux politiques brutales imposées par leurs gouvernements et le FMI. Selon le Rapport mondial sur les salaires 2012-2013 publié par l’OIT : « En Russie, par exemple, la valeur réelle des salaires s’est effondrée dans les années 1990 à moins de 40 % de la valeur qu’ils avaient et il a fallu une autre décennie pour qu’ils retrouvent leur niveau initial » [21]. Ensuite, d’une manière certes nettement moins brutale que celle qui a affecté les peuples du tiers-monde (des pays les plus pauvres jusqu’aux économies dites émergentes), l’offensive a pris pour cible les travailleurs d’Allemagne à partir de 2003-2005. Les effets néfastes pour une partie significative de la population allemande se font sentir encore aujourd’hui, même si les succès des exportations allemandes et l’explosion du travail à temps partiel limitent le nombre de chômeurs et qu’une partie de la classe ouvrière n’en ressent pas directement les conséquences.

    L’offensive qui s’est accélérée depuis 2007-2008 a donc démarré au niveau mondial au début des années 1980. L’OIT centre son analyse sur une période plus courte (1999-2011) et fait ce constat édifiant : « Entre 1999 et 2011, l’augmentation de la productivité du travail moyenne dans les économies développées a été plus de deux fois supérieure à celle des salaires moyens. Aux États-Unis, la productivité du travail réelle horaire a augmenté de 85 % depuis 1980, tandis que la rémunération horaire réelle n’a augmenté que de 35 %. En Allemagne, la productivité du travail a augmenté de presque un quart sur les deux décennies écoulées tandis que les salaires mensuels réels n’ont pas bougé » [22]. Plus loin, l’OIT note : « La tendance mondiale a entraîné un changement dans la distribution du revenu national, la part des travailleurs baissant tandis que les parts du capital dans le revenu augmentent dans une majorité de pays. Même en Chine, pays où les salaires ont approximativement triplé durant la décennie écoulée, le PIB a augmenté plus rapidement que la masse salariale totale – et la part du travail a donc baissé. » [23]

    Évolution en pourcentage de la participation des salaires dans le PIB mondial (1980-2011) [24]

    Cette tendance lourde au niveau mondial est la manifestation de l’augmentation de la plus-value extraite du Travail par le Capital.

    12. Les dettes « individuelles » illégitimes

    Un nouveau champ d’analyse et d’intervention du CADTM s’est ouvert dans le domaine du « système dette ». Alors que les peuples en tant que sujets collectifs sont directement victimes du « système dette », les individus le sont aussi : paysans indiens surendettés et poussés au suicide (plus de 270 000 paysans indiens se sont suicidés entre 1995 et 2011 en espérant libérer leur famille du fardeau de la dette [25]) ; familles dépossédées par millions de leur logement par les banques créancières, principalement aux États-Unis (depuis 2007, 14 millions de familles incapables de poursuivre le remboursement de la dette hypothécaire ont été expulsées de leur logement par les banques), en Espagne (il s’agit ici d’environ un demi-million de familles [26]), en Irlande, en Islande, dans plusieurs pays d’Europe centrale et des Balkans ; femmes (hommes aussi) victimes d’un système de microcrédit prédateur dans les pays du Sud ; étudiants nord-américains, britanniques ou chiliens surendettés plongés dans le besoin ou carrément la misère (le montant total de dettes étudiantes aux États-Unis dépassent 1 000 milliards de dollars, soit l’équivalent de la dette publique externe de l’Amérique latine et de l’Afrique subsaharienne réunies)…

    En réalité, si l’on va au-delà des apparences, il ne s’agit pas d’une collection de cas individuels victimes d’injustice. Ces individus font partie des classes sociales exploitées et spoliées par le capitalisme : la petite paysannerie des pays du Sud, le prolétariat urbain et rural des pays du Nord et du Sud, les jeunes scolarisés provenant des classes populaires… Parmi les victimes, les femmes sont les plus exposées à l’exploitation de classe et de genre : capitalisme et patriarcat vont de pair pour pérenniser le système d’oppression et d’exploitation.

    13. La baisse des taux d’intérêt aux États-Unis et en Europe a réduit le coût de la dette au Sud. Cela crée une dangereuse impression de sécurité.

    La baisse des taux d’intérêt décidée par les banques centrales des pays les plus industrialisés à partir de 2007-2008 [27], afin de venir en aide à leurs grandes banques privées en particulier et aux entreprises capitalistes en général, a entraîné une baisse du coût de refinancement de la dette pour les pays en développement. La conjonction de bas taux d’intérêt et de revenus élevés tirés de l’exportation de matières premières créent une dangereuse impression de sécurité pour les gouvernements des pays en développement. Or la situation peut se retourner dans les années à venir : les prix des matières premières pourraient baisser et les taux d’intérêt finir par remonter [28].
    Il convient d’être très attentif à cela en exigeant des gouvernements qu’ils profitent de la conjoncture relativement favorable à leur pays en développement pour mettre en place des politiques au service de la satisfaction des droits humains et du respect de la Nature. Il s’agit de rompre radicalement avec le modèle de développement actuel.

    14. Les dettes publiques et privées ont augmenté au niveau mondial. La BRI elle-même parle du « piège de la dette ».

    Les dettes privées et publiques ont augmenté de manière incontrôlée et extrêmement dangereuse depuis le début des années 2000. Au début, il s’est agi d’une augmentation énorme de la dette privée (celles des sociétés financières - les banques en particulier -, des sociétés non financières et des ménages), principalement dans les pays les plus industrialisés. Ensuite, comme conséquence de la gestion de la crise au profit des capitalistes, la dette publique a littéralement explosé. Dans les pays les plus développés, la dette publique a augmenté d’environ 40 % depuis 2007 [29]. De son côté, la dette des sociétés non financières a augmenté de 30 % sur le plan mondial. La dette des ménages a baissé (face aux attaques contre leur pouvoir d’achat, leur emploi, leur conditions de vie en général, ceux « d’en bas » se désendettent). Les dettes des sociétés financières (grandes banques privées en particulier) restent les plus élevées (elles dépassent de très loin les dettes publiques) car leur bilan n’a pas été réellement assaini malgré les discours rassurants des autorités. La Banque des Règlements internationaux (BRI), qui réunit les principales banques centrales de la planète, lance elle-même l’alerte dans son rapport annuel publié en juin 2014 en évoquant le « piège de la dette » ! Évidemment, on n’est pas étonné de constater que la BRI recommande de poursuivre les politiques néolibérales [30] alors qu’il faudrait au contraire rompre radicalement avec celles-ci.

    15. La dette des pays en développement qui représente une infime portion des dettes à l’échelle mondiale a également augmenté.

    Il faut souligner que la dette totale des pays en développement tant interne qu’externe, qu’elle soit publique ou privée, représente environ 5 % des dettes à l’échelle mondiale. Les dettes publiques et privées dans les pays les plus industrialisés où vivent 15 % de la population planétaire représentent 95 % des dettes au niveau mondial. La dette publique externe de l’ensemble des pays en développement (environ 1 800 milliards de dollars US), où vivent 85 % de la population mondiale représente à peine 1 % des dettes mondiales. C’est dire à quel point sur le plan technique, il est facile de l’annuler.

    En réalité, plus que jamais, les pays en développement sont les créanciers financiers nets des économies les plus développées. Cela sans compter les « créances écologiques et historiques » que les peuples des pays en développement pourraient réclamer aux classes dominantes des pays les plus développés (et aux classes dominantes des pays en développement, complices de celles du Nord).

    Jetons un coup d’œil à l’évolution de la dette publique.

    Évolution de la dette publique externe des pays en développement entre 1980 et 2012 (en milliards de dollars US) [31]

    * PECOT = pays d’Europe centrale et orientale + Turquie

    On constate que la dette publique externe a continué d’augmenter entre 2000 et 2012, en particulier en Amérique latine, dans les pays d’Europe centrale et orientale + Turquie (PECOT) et en Asie du Sud.

    Évolution de la dette externe des pays en développement et des ressources destinées à son remboursement entre 1980 et 2012 (en milliards de dollars US) [32]

    On peut constater une augmentation constante du volume total de la dette externe. Du côté des remboursements, entre 2005 et 2012, ce sont surtout ceux effectués par les entreprises privées qui ont augmenté. Cela signifie que les entreprises privées (industrielles, commerciales, bancaires…) se sont très fortement endettées à l’égard de l’étranger et qu’en cas de crise, il y a un très grand risque que ces dettes soient mises à charge des pouvoirs publics, comme cela s’est produit à de nombreuses reprises par le passé.

    16. Des pays pauvres émettent et vendent des titres de leur dette externe sur les marchés internationaux.

    Le Rwanda et le Sénégal, deux pays pauvres très endettés, ont vendu des titres de leurs dettes publiques sur les marchés financiers du Nord. Du jamais vu au cours des 30 dernières années. La Côte d’Ivoire, sortie d’une situation de guerre civile il y a à peine quelques années, a également émis des titres alors qu’elle fait également partie des pays pauvres très endettés. Le Kenya et la Zambie ont aussi émis des titres de la dette. Cela témoigne d’une situation internationale tout à fait particulière : les investisseurs financiers du Nord disposent d’énormément de liquidités et face à des taux d’intérêt très bas dans leur région, ils sont à l’affût de rendements intéressants. Le Sénégal, la Zambie et le Rwanda promettent un rendement de 6 à 8 % sur leurs titres ; du coup, ils attirent des sociétés financières qui cherchent à placer provisoirement leurs liquidités même si les risques sont élevés. Les gouvernements des pays pauvres deviennent euphoriques et tentent de faire croire à leur population que le bonheur est au coin de la rue alors que la situation peut dramatiquement se retourner. Ces gouvernants sont en train d’accumuler des dettes de manière tout à fait exagérée, et quand la situation économique se détériorera, ils présenteront la facture à leur peuple.

    De plus, les titres qu’ils émettent sont liés à des contrats dont les clauses peuvent constituer de véritables bombes à retardement. Cela nécessite d’obtenir que le contenu des contrats soit rendu public par les autorités.

    17. Quand la Réserve fédérale des États-Unis provoque une déstabilisation des économies émergentes ?

    À partir de mai 2013, quand la Fed a laissé entendre qu’elle allait progressivement commencer à modifier sa politique, les effets négatifs sur les économies des pays dits émergents se sont faits immédiatement sentir. Quels étaient les changements envisagés ? (1) Réduire les achats de titres toxiques [33] qu’elle réalise auprès des banques des États-Unis afin de les décharger de ce fardeau ; (2) Réduire les acquisitions de bons du Trésor US qu’elle achète également aux mêmes banques afin de leur injecter des liquidités [34] ; (3) Commencer à augmenter les taux d’intérêt (aujourd’hui le taux est très faible, de l’ordre de 0,25%).

    Cette seule annonce a amené les grandes sociétés financières des États-Unis et d’autres pays (les banques et leurs satellites du shadow banking ; fonds de placement, etc.) à retirer des pays émergents une partie des liquidités qu’elles y avaient placées, ce qui a provoqué une déstabilisation de ces économies : chute des marchés boursiers et du cours de la monnaie de ces pays (Indonésie, Turquie, Brésil, Inde, Afrique du Sud…) [35]. Explication : les bas taux d’intérêts pratiqués aux États-Unis et en Europe combinés à l’injection massive par les banques centrales de liquidités dans l’économie ont amené les sociétés financières à la recherche de rendement maximum à placer une partie de leurs moyens financiers dans les pays en développement qui offrent de meilleurs rendements que les pays du Nord. Le reflux des investissements financiers des pays en développement vers les économies les plus industrialisées s’explique notamment par le fait que les sociétés financières ont considéré qu’elles pourraient trouver des rendements intéressants au Nord au moment où la Fed allait augmenter les taux d’intérêt [36]. Ces sociétés financières ont pensé que les autres « investisseurs » allaient eux-mêmes retirer leurs capitaux de ces pays et qu’il valait mieux les précéder. Cela a provoqué un véritable mouvement moutonnier et ce qui correspond à une prophétie auto-réalisatrice. Finalement, la Fed n’a pas augmenté les taux d’intérêts et a attendu la fin de l’année 2013 pour réduire les achats aux banques de produits structurés et de bons du Trésor. Un certain retour au calme s’est opéré.

    Ce que montre ce qui s’est passé en juin 2013 donne une idée de ce qui se passera quand la Fed augmentera significativement les taux d’intérêt. C’est ce que dit la BRI à sa manière : « Les flux de capitaux pourraient s’inverser rapidement lorsque les taux d’intérêt dans les économies avancées finiront par repartir à la hausse ou lorsque la situation économique perçue dans les économies destinataires se détériorera. En mai et juin 2013, la simple éventualité que la Réserve fédérale commence à ralentir le rythme de ses achats d’actifs a suffi à provoquer des sorties immédiates de fonds investissant dans des titres d’économies émergentes (…) » (BRI, Rapport annuel, 2014, p. 84-85).

    La BRI souligne une évolution préoccupante : les sociétés financières qui placent une partie de leur moyens financiers dans les économies en développement le font à court terme. Elles peuvent retirer très vite leurs fonds si elles trouvent que c’est plus rentable d’aller ailleurs. Voici ce qu’en dit la BRI : « Une plus forte proportion d’investisseurs à court terme dans la dette des économies émergentes pourrait amplifier les chocs en cas de détérioration de la situation mondiale. L’importante volatilité des flux vers les économies émergentes indique que certains investisseurs considèrent leurs investissements sur ces marchés comme des positions à court terme plutôt que comme des placements à long terme. Ceci est confirmé par la désaffection progressive pour les fonds de placement traditionnels, à capital fixe ou variable, au profit des fonds négociables en bourse (exchange-traded funds ou ETF), qui représentent désormais environ un cinquième du total de l’actif net des fonds en actions et en obligations spécialisés dans les économies émergentes, contre environ 2 % il y a 10 ans. Les ETF s’achètent et se vendent sur les marchés pour un coût modeste, du moins en temps normal, et les investisseurs s’en servent pour convertir des titres peu liquides en instruments liquides. » (BRI, op.cit., p. 85).

    Ce qu’il faut retenir de ce qui s’est passé en 2013 : la santé des économies des pays en développement reste très dépendante de la politique qui est menée dans les économies les plus industrialisées (en particulier aux États-Unis, en Europe et au Japon). Une augmentation des taux d’intérêts aux États-Unis peut entraîner un reflux important des capitaux volatils qui se sont déplacés vers les pays en développement à la recherche de rendements élevés.

    Il faut y ajouter le phénomène suivant : « environ 10 % des titres de dette arrivant à échéance à partir de 2020 sont remboursables par anticipation, et une proportion inconnue du total est assortie de clauses contractuelles [dénommées clauses d’accélération] autorisant les investisseurs à exiger un remboursement accéléré si la situation financière de l’emprunteur se dégrade. » (BRI, op.cit., p. 84). Cela signifie que des sociétés financières qui ont acheté des titres de la dette dont l’échéance paraît relativement lointaine (2020 ou au-delà) peuvent en cas de difficulté d’un pays exiger un remboursement anticipé et complet. De toute évidence, cela ne peut que provoquer l’aggravation de la situation d’un pays endetté : il verra tous les robinets se fermer en même temps. Selon le CADTM, c’est un argument supplémentaire pour que les populations des pays en développement prennent conscience des graves dangers que fait peser sur leur pays l’endettement public. Il faut remettre en cause le paiement de la partie illégitime des dettes.

    Parmi les facteurs supplémentaires qui peuvent provoquer une nouvelle crise aiguë de la dette des pays en développement : la baisse des revenus des exportations de matières premières due à la réduction des importations massives que réalise la Chine, grande consommatrice de biens primaires qu’elle transforme en produits manufacturés. Une chute du prix des matières premières peut être fatale à la santé économique des pays en développement qui dépendent principalement de leurs exportations de matières premières. De ce point de vue, une augmentation des taux d’intérêt appliquée par la Fed peut également provoquer une chute du prix des matières premières car cela réduira la spéculation qui contribue aux prix élevés.

    Si la conjoncture combine une hausse des taux d’intérêts et une baisse des prix des matières premières, on pourrait se retrouver dans une situation qui ne sera pas sans rappeler ce qui s’est passé au début des années 1980 quand a éclaté la crise de la dette des pays en développement.

    18. La dette publique est devenue la cible des stratégies spéculatives de « créanciers procéduriers », connus sous le nom de « fonds vautours » [37].

    Fonds d’investissement privés, pour la plupart implantés dans les paradis fiscaux, ceux-ci se spécialisent dans le rachat de titres de dette d’États en défaut ou proches du défaut de paiement. Ils portent ensuite ces États devant les tribunaux anglo-saxons, les obligeant à rembourser leurs créances à leur valeur nominale, augmentée des intérêts, des pénalité de retard et des frais de justice. Contrairement aux créanciers classiques, ils refusent de participer à toute négociation et opération de restructuration, privilégiant l’arrangement judiciaire et, en cas de non-paiement, la saisie d’avoirs du débiteur (propriétés diplomatiques, recettes d’exportations et divers avoirs placés à l’étranger). Depuis les années 2000, plus d’une vingtaine d’États parmi les plus endettés de la planète ont fait les frais de ces stratégies, en Amérique du Sud (Argentine, Nicaragua, Honduras, Pérou), et en Afrique (Sierra Leone, République du Congo, Ouganda), au cours de grandes batailles juridico-financières toujours en cours aujourd’hui. Depuis 2007, le phénomène se développe à l’encontre de pays d’Europe du Sud (Grèce, Espagne, Portugal). Les stratégies vautours risquent de prospérer à l’avenir au Sud comme au Nord : les dettes nouvellement émises continuent à être placées sous le droit américain ou britannique, favorable aux créanciers, certains pays s’endettent à nouveau sur les marchés internationaux de capitaux et privilégient l’endettement auprès de la Chine, favorisant les futures opérations de rachat de dette sur les marchés secondaires.

    L’Argentine a ainsi été sous le feu des projecteurs de l’actualité en cette année 2014, lorsque la Cour suprême des États-Unis a rejeté le recours de l’État argentin pour donner raison aux fonds vautours, la condamnant à payer 1,33 milliards de dollars aux fonds vautours NML et Aurelius. Le pays vient par ailleurs d’adopter une loi le 10 septembre 2014 en vue de se doper d’un mécanisme de défense contre les fonds vautours. Le CADTM rappelle toutefois que la meilleure défense contre ces derniers consiste à refuser la compétence de tribunaux étrangers dans le règlement des litiges avec les créanciers et à insérer une clause dans les contrats qui stipule la compétence de la juridiction locale en la matière.

    19. Des audits citoyens se sont développés dans différents pays et permettent d’identifier des dettes illégitimes, odieuses et/ou illégales

    Les audits citoyens en cours dans plusieurs pays [38] ont généré des réflexions très riches et intéressantes qui permettent de clarifier ce qu’il faut considérer comme des dettes publiques qui ne doivent pas être honorées. Sans prétention d’être exhaustif et d’avoir le dernier mot, on peut avancer les définitions suivantes :

    a. Dette publique illégitime : dette contractée par les pouvoirs publics sans respecter l’intérêt général ou au préjudice de l’intérêt général.

    b. Dette illégale : dette contractée en violation flagrante de l’ordre juridique en vigueur.

    c. Dette publique odieuse : crédits qui sont octroyés à des régimes autoritaires ou qui le sont en imposant des conditions qui violent les droits sociaux, économiques, culturels, civils ou politiques des populations concernées par le remboursement.

    d. Dette publique insoutenable : dette dont le remboursement condamne la population d’un pays à un appauvrissement, à une dégradation de la santé et de l’éducation publique, à une augmentation du chômage, voire à des problèmes de sous-alimentation. Autrement dit, une dette dont le remboursement empêche les pouvoirs publics de garantir les droits humains fondamentaux.

    La réalisation d’un audit de la dette publique conduit par les citoyens ou sous contrôle citoyen, combinée, dans certains cas, avec une suspension unilatérale et souveraine du remboursement de la dette publique, permettra d’aboutir à une annulation/répudiation de la partie illégitime, odieuse, insoutenable et/ou illégale de la dette publique et de réduire fortement la part restante. Il s’agit également de mettre un frein à ce type d’endettement pour le futur.

    20. En guise de conclusion : l’impact du « système dette », plus que jamais d’actualité

    Le « système dette » implique l’utilisation de ressources publiques pour payer les créanciers, au détriment de la satisfaction de besoins et de droits fondamentaux de la population. Aussi, la relation entre créanciers et débiteurs est terriblement déséquilibrée en faveur des premiers. Un élément commun entre la crise de la dette externe en Amérique latine qui a éclaté en 1982 et la crise de l’euro à partir de 2010 est que dans les deux cas, la première réaction a été de nier l’évidence et de ne rien faire. Ensuite, les mesures mises en place se sont réalisées en faveur des intérêts des créanciers. Pour essayer d’inverser le déficit public et de garantir ainsi le paiement de la dette, des politiques d’ajustement ou d’austérité sont appliquées, quel qu’en soit le prix à payer par les populations victimes de la crise. Les créanciers, soutenus par les élites locales, exigent le remboursement de la dette et les ajustements qui permettent d’assurer la priorité de ce paiement sur toute nécessité sociale, portant ainsi atteinte aux droits les plus élémentaires de la population. De plus, les mesures mises en place se révèlent contre-productives car elles ne font qu’aggraver le problème. Du coup, la situation d’endettement excessif devient structurelle.

    Le « système dette » aggrave les inégalités. La dette permet à une minorité privilégiée d’accaparer une série de revenus financiers qui lui permet d’augmenter son patrimoine de manière permanente. En conséquence, l’État perd des ressources nécessaires pour répondre aux besoins fondamentaux de la population. Les plus riches accumulent de la richesse, les inégalités s’amplifient et le pouvoir accru de quelques uns leur permet d’exercer une plus grande pression sur les pouvoirs publics dans l’élaboration des politiques. L’augmentation de la dette et la concentration de celle-ci en peu de mains engendrent une redistribution des revenus vers les membres les plus riches de la société, ce qui à son tour est à la fois cause et conséquence d’une plus forte exploitation de la main d’œuvre et des ressources naturelles. Face à cela, le CADTM, aux côtés d’autres organisations, pose la nécessité de réaliser des audits de la dette sous contrôle citoyen, afin de clarifier son origine et de déterminer la partie qui doit être considérée comme illégitime et/ou illégale afin de l’annuler.

    C’est toutefois le système dette dans son ensemble que le CADTM entend dénoncer. Ce sont en effet les mêmes mécanismes de domination et d’exploitation qui régissent dettes publiques et dettes individuelles illégitimes, asservissant respectivement les peuples en tant que sujet collectif et les individus des classes populaires (paysans endettés, familles expulsées de leur logement par les banques, femmes acculées par le système du micro-crédit au Sud, étudiants surendettés...).

    Bien sûr, l’annulation de toute les dettes illégitimes doit être complémentaire à d’autres mesures : socialisation du secteur des banques et des assurances afin de le transformer en service public, réforme radicale du système de taxation en faveur de l’écrasante majorité de la population, expropriation du secteur de l’énergie et transformation en service public, réduction radicale du temps de travail combinée à des embauches ainsi qu’à l’augmentation des salaires et des allocations sociales, amélioration et extension des services publics, amélioration des systèmes de retraite par répartition, réalisation effective de l’égalité hommes-femmes, réformes politiques radicales passant par des processus constituants... Il s’agit d’inscrire ces mesures dans un vaste plan de transition sociale, écologique et politique afin de sortir du système capitaliste dévastateur. La lutte contre le « système dette » dans sa globalité, plus nécessaire que jamais, au Sud et au Nord de la planète, s’inscrit dans la lutte beaucoup plus large pour un monde libéré de toutes les formes d’oppression et d’exploitation.

    Éric Toussaint, docteur en sciences politiques, est porte-parole du CADTM international.

    Notes

    [1] Par manque d’espace, certains aspects de la crise sont laissés de côté ou simplement mentionnés (la crise climatique). Ce texte n’a pas la prétention d’aborder l’ensemble de la situation internationale.

    [2] Voir Éric Toussaint, Banque du Sud et nouvelle crise internationale, CADTM/Syllepse, Liège/Paris, 2008. Disponible en ligne : http://cadtm.org/Banque-du-Sud-et-n.... On peut ajouter la mobilisation massive et victorieuse du peuple argentin en décembre 2001 pour se débarrasser du gouvernement néolibéral de Fernando De la Rua.

    [3] Le CADTM a participé directement à la commission présidentielle qui a conduit l’audit de la dette équatorienne. Voir Éric Toussaint, « An III de la révolution citoyenne en Équateur », 22 octobre 2009, http://cadtm.org/An-III-de-la-revol...

    [4] Voir Éric Toussaint, « Les leçons de l’Équateur pour l’annulation de la dette illégitime », publié le 29 mai 2013, http://cadtm.org/Les-lecons-de-l-Eq.... Plus récemment, les autorités de l’Équateur semblent revenir à une politique traditionnelle en matière d’endettement : emprunts auprès de la Chine, premier emprunt (depuis 2005) auprès de la Banque mondiale en 2014, nouvelle émission de titres équatoriens sur les marchés financiers sous la conduite de Citibank et du Crédit suisse. C’est inquiétant.

    [5] Il s’agit d’un renversement de tendance : grosso modo, les prix des matières premières ont baissé fortement à partir de 1981 et ont été maintenus à un niveau bas jusqu’à la date mentionnée de 2003-2004.

    [6] Note terminologique : Dans le texte qui suit, lorsque nous utilisons les termes « pays en développement » (PED) et « pays développés », nous ne faisons que reprendre les dénominations utilisées par les institutions internationales – étant donné que la plupart des données analysées proviennent de ces mêmes institutions. Le vocabulaire pour désigner les pays auxquels la BM destinait ses prêts de développement a évolué au fil des années : au départ on a employé le terme « régions arriérées », puis on est passé à « pays sous développés » pour arriver au terme « pays en développement » dont certains sont appelés « pays émergents ». Force est néanmoins de rappeler la connotation idéologique et occidentalo-centrée de cette terminologie. En effet, celle-ci ne prend essentiellement en compte que la dimension économique du développement et sous-entend qu’il existerait un seul modèle de développement (le modèle capitaliste industriel et extractiviste occidental) et des pays « en retard » qui devraient rattraper d’autres pays « avancés » sur la même lignée. Le CADTM rejette avec force cette vision du monde. De même, lorsque nous avons recours aux termes « pays du Sud » et « pays du Nord », nous sommes conscients qu’ils renvoient à une réalité géographique erronée. Mentionnons enfin que le générique masculin est utilisé sans aucune discrimination et uniquement dans le but d’alléger le texte.

    [7] Voir Banque des règlements internationaux (BRI), 84e Rapport annuel 2014, Bâle, juin 2014, p. 73, tableau annexe V.1. « Réserves de change : variation annuelle ».

    [8] Source : Élaboration du CADTM sur la base des données du Département du Trésor des États-Unis, Major Foreign holders of treasury securities, mars 2014, http://www.treasury.gov/ticdata/Pub...

    [9] Voir les rendements publiés par le Trésor des États-Unis sur : http://www.treasury.gov/resource-ce... (consulté le 24 septembre 2014 )

    [10] Le FMI a toutefois réussi à redevenir un acteur de premier plan en Europe occidentale avec la crise qui a touché très durement les pays les plus faibles de la zone euro (Grèce, Irlande, Portugal, Chypre, Slovénie, et deux Républiques baltes : Estonie et Lettonie).

    [11] Source : Banque des règlements internationaux (BRI), 84e Rapport annuel 2014, op.cit.

    [12] Voir la critique qu’en fait Daniel Munevar (économiste, CADTM), « BRICS Bank : Is it an alternative for development finance ? », publié le 28 juillet 2014, http://cadtm.org/BRICS-Bank-Is-it-a.... Voir également : Benito Pérez/Éric Toussaint, « La Banque du Sud est une alternative, pas celle des BRICS », interview d’Éric Toussaint, Le Courrier, 19 août 2014. Disponible sur http://cadtm.org/Eric-Toussaint-La-...

    [13] Source : Banque interaméricaine de développement (BID), Latin American Macro Watch Data Tool. http://www.iadb.org. Les données pour la dette de l’Argentine correspondent à 2012 et non à 2013.

    [14] C’est ce qui s’est passé entre mai et décembre 2013 pour des pays comme la Turquie, l’Indonésie, le Brésil…

    [15] Dans le cas du Brésil, en 2014, les pouvoirs publics empruntent aux banques privées à du 11 % alors que le taux d’inflation est de 6,5 %, cela procure un très solide rendement aux banquiers.

    [16] Voir Éric Toussaint, « Une fois encore sur les causes de la crise alimentaire », publié le 9 octobre 2008, http://cadtm.org/Une-fois-encore-su... ; Damien Millet, Éric Toussaint, « Pourquoi une faim galopante au XXIe siècle et comment l’éradiquer ? », publié le 24 avril 2009, http://cadtm.org/Pourquoi-une-faim-... ; Éric Toussaint, « Les banques spéculent sur les matières premières et les aliments », publié le 10 février 2014, http://cadtm.org/Les-banques-specul...

    [17] Eric De Ruest, Renaud Duterme, La dette cachée de l’économie, Les Liens qui Libèrent, Bruxelles, 2014, http://cadtm.org/La-dette-cachee-de.... Voir également : Damien Millet, Éric Toussaint, La Crise, quelles crises ?, Aden/Cetim/CADTM, Bruxelles, 2009, chapitre 9.

    [18] Voir Éric Toussaint, « Du Sud au Nord : crise de la dette et programmes d’ajustement », publié le 4 juin 2014, http://cadtm.org/Du-Sud-au-Nord-cri...

    [19] Voir Éric Toussaint, « Bancocratie : de la République de Venise à Mario Draghi et Goldman Sachs », publié le 10 novembre 2013, http://cadtm.org/Bancocratie-de-la-...

    [20] https://wcd.coe.int/com.instranet.I...

    [21] OIT, Rapport mondial sur les salaires 2012-2013, Genève, décembre 2012.

    [22] OIT, ibidem, Résumé analytique, pp. VI-VII.

    [23] OIT, ibidem, p. VII. Le même rapport souligne également l’augmentation de l’écart entre les salaires les plus élevés et les salaires les plus bas dans chaque pays.

    [24] Source : CNUCED, Rapport sur le commerce et de le développement 2013, Nations Unies, New York et Genève, 2013, p.15. Disponible sur http://unctad.org/fr/PublicationsLi...

    [25] Selon la loi indienne, en principe, si le chef de famille endetté décède, la dette ne peut pas être transmise à sa famille. C’est une des raisons pour lesquelles des paysans indiens se suicident avec l’espoir que leurs dettes soient annulées, ce qui ne se vérifie pas nécessairement en pratique. Une des méthodes courantes utilisées pour se suicider : ingurgiter des pesticides. Notons également qu’au-delà de l’Inde, en Europe, et en particulier en France, les paysans sont touchés par ce fléau du suicide de manière inquiétante.

    [26] Éric Toussaint, « Les banques et la nouvelle doctrine « Too Big to Jail » », publié le 9 mars 2014, http://cadtm.org/Les-banques-et-la-... ; « Les-États-Unis : Les abus des banques dans le secteur immobilier et les expulsions illégales de logement », publié le 4 avril 2014, http://cadtm.org/Etats-Unis-Les-abu...

    [27] En novembre 2014, le taux d’intérêt directeur de la Réserve fédéral des États-Unis est de 0,25 %, celui de la Banque centrale européenne est de 0,05 %, de la Banque d’Angleterre est de 0,5 %. Le taux de la banque centrale japonaise est de 0 % depuis que le pays est entré en crise dans les années 1990.

    [28] Pour ce qui est du cours des matières premières, le prix du baril de pétrole a fortement baissé entre mai et novembre 2014. Alors que j’écris ces lignes le 9 novembre 2014, je relève que le prix du baril de pétrole Brent s’élevait à 105 dollars US le 1er mai 2014 et qu’il a atteint son niveau le plus bas depuis 13 ans le 7 novembre 2014 en atteignant 83 dollars. Quant aux taux d’intérêts, la Réserve fédérale des États-Unis annonce depuis juin 2014 une prochaine remontée de ceux-ci. C’est à suivre de près ; pour le moment, le taux de la Fed est très bas : 0,25 %. Voir à ce propos le point 17 concernant ce qui s’est passé en 2013 avec une détérioration forte pour certaines économies dites émergentes

    [29] C’est l’estimation fournie par la Banque des Règlements internationaux (BRI) : 84e Rapport annuel, op.cit., p. 10, Graphique I.1. (publié en juin 2014)

    [30] Voir notamment : Banque des Règlements internationaux (BRI), Ibidem, page 17.

    [31] Source des données : Banque mondiale, International Debt Statistics, http://databank.banquemondiale.org

    [32] Source : Banque mondiale, op.cit. Le service de la dette représente le remboursement des intérêts et l’amortissement du capital.

    [33] Jusque novembre 2014, la Fed a acheté massivement aux banques des États-Unis des produits structurés hypothécaires (Mortgage Backed Securities). Entre 2008 et début 2014, elle en a acheté pour un peu plus de 1 500 milliards de dollars US. En 2012-2013, elle a acheté chaque mois aux banques et aux agences immobilières qui garantissent les crédits hypothécaires pour 40 milliards de dollars de ces produits largement toxiques, afin de les soulager de ce fardeau. Fin 2013, elle a commencé à réduire ces achats qui s’élevaient en mars 2014 à 35 milliards de dollars par mois. En octobre 2014, la Fed détenait 1 700 milliards de dollars de MBS, soit environ 21 % du volume total de ces produits toxiques. C’est énorme. Début novembre 2014, la Fed a stoppé ce type d’achat.

    [34] En octobre 2014, la Fed détenait des titres du Trésor des États-Unis pour un montant de 2 450 milliards de dollars. Attention, contrairement à une idée largement répandue, la Fed n’achète pas les bons du Trésor au Trésor directement, elle les achète via des opérations d’open market aux banques privées qui les ont acquises préalablement. Voir la législation des États-Unis en la matière : http://www.federalreserve.gov/about...

    [35] La BRI décrit la situation de la manière suivante : « Le premier épisode, de nature brutale et généralisée, s’est caractérisé par de vives fluctuations des prix des actifs qui ont mis fin à une période de relative stabilité des taux d’intérêt et des cours de change. Lorsque la vague de liquidation s’est propagée des économies avancées vers les économies émergentes, ces dernières ont connu un brusque renversement des flux de portefeuille, surtout en juin 2013. Leurs actions ont baissé de 16 %, avant de se stabiliser en juillet, tandis que les rendements des obligations souveraines bondissaient de plus de 100 points de base, sous l’effet de préoccupations croissantes concernant le risque souverain. Dans un premier temps, le désengagement, indifférencié, a touché simultanément de nombreuses monnaies des économies émergentes, entraînant des dépréciations corrélées dans un contexte de forte volatilité. (…) Pendant ce premier épisode, les monnaies de l’Afrique du Sud, du Brésil, de l’Inde, de l’Indonésie et de la Turquie se sont dépréciées de plus de 10 % par rapport au dollar ; le Brésil, l’Inde, l’Indonésie et la Russie ont tous perdu plus de $10 milliards de réserves pendant cet épisode. Les pays connaissant une rapide expansion du crédit, une forte inflation ou un lourd déficit des paiements courants, et considérés à ce titre comme plus vulnérables, ont vu leur monnaie se déprécier plus encore. » (BRI, op.cit., 2014, p. 30).

    [36] Pour une analyse de ce qui s’est passé en 2013, voir Daniel Munevar, « Inestabilidad en los mercados emergentes : El fin de un ciclo ? », 19 mars 2014 (partie I), 6 avril 2014 (partie II), http://cadtm.org/Inestabilidad-en-l... y http://cadtm.org/Inestabilidad-en-l...

    [37] L’auteur tient à remercier Louise Abellard pour sa contribution à ce paragraphe.

    [38] Brésil, Espagne, Portugal, Grèce, France, Belgique…

    * http://cadtm.org/Situation-internat...

    * Éric Toussaint, docteur en sciences politiques, est porte-parole du CADTM international. Il est auteur des livres Bancocratie, Aden, 2014, http://cadtm.org/Bancocratie ; Procès d’un homme exemplaire, éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010.


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  • La passion de la méchanceté. Sur un prétendu divin marquisS’il est un mythe à déconstruire, c’est bien celui du marquis de Sade, porté aux nues par l’intelligentsia depuis le début du XXème siècle. Comment a été construite la légende du divin marquis? Contre la vérité des faits historiques, contre la justice (qui l’a emprisonné pulsieurs fois), contre ses propres écrits mêmes, Sade est devenu un modèle, un sage visionnaire, un philosophe précurseur du XXème siècle.

    Il a inspiré et passionné un nombre incalculable d’intellectuels, de Breton à Bataille, de Barthes à Lacan, de Deleuze à Sollers.

    La passion de la méchanceté. Sur un prétendu divin marquisComment est-il possible qu’à quelques rares exceptions près, le Marquis soit devenu l’idole de tous? On doit ceci à Apollinaire, rédacteur de la préface hagiographique d’un recueil de textes de Sade choisis (par lui-même) en 1909. Il construit ainsi, sans grande connaissance des oeuvres de l’auteur, le mythe du marquis, qui tient lieu d’histoire.

    Parce que les mots et les faits doivent primer sur les légendes poétiques, Michel Onfray entreprend sa contre-histoire. Il rappelle combien Les 120 journées de Sodome sont d’une perversité abjecte et procèdent d’une pulsion de mort ; il souligne que Sade est un Jacobin d’occasion, méprisant le peuple dans ses écrits et converti par opportunisme ; que ses actes de délinquants sexuels ne sont ni des détails ni des  » badinages  » mais des comportements cruels et barbares plusieurs fois condamnés (et plusieurs fois étouffés), etc. Contre-légende après contre-légende, il pose des pierres dans le jardin de Sade et de ses partisans aveuglés.

    • Broché
    • Editeur : Autrement (27 août 2014)
    • Collection : UNE CONTRE-HISTOIRE DE LA LITTERATURE
    • Langue : Français

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  • L’accord « climat » conclut entre Chine et USA : trop peu, trop tard, dangereuxLes medias se sont fait largement l’écho de l’accord par lequel les Etats-Unis et la Chine s’engagent à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre afin de limiter les changements climatiques.

    Révélé quelques semaines après que l’Union Européenne ait fait connaître ses propres objectifs de réduction des émissions [1], cet accord augmente considérablement la probabilité que la Conférence sur le climat qui se tiendra à Paris fin 2015 (COP21) ne sera pas un remake de celle de Copenhague (2009), qu’elle aboutira à un accord international en bonne et due forme.

    En même temps, la teneur des engagements pris par les deux plus grands émetteurs de gaz à effet de serre confirme la probabilité encore plus grande que cet accord international sera écologiquement insuffisant et technologiquement dangereux, donc socialement injuste.

     Engagements chinois

    Commençons par le volet chinois de l’accord. Le texte présenté à Pékin par Barak Obama et Xi Jinping stipule que la Chine commencera à réduire ses émissions absolues au plus tard en 2030 et que les sources « zéro-carbone » couvriront alors 20% de ses besoins énergétiques.

    Pour prendre la mesure de cette promesse, il faut savoir que ces sources « zéro carbone » représentaient en Chine, en 2013, 9% de la consommation primaire d’énergie et que le douzième plan quinquennal mise sur 15% en 2020. Au rythme des investissements, gagner 5% de plus en dix ans ne sera pas une performance : en 2012, 65 milliards de dollars ont été investis dans les énergies « non-fossiles. »

    Il faut savoir aussi que « source zéro-carbone » ne signifie pas « source renouvelable ». L’énergie des grands barrages hydrauliques et des centrales nucléaires n’est pas renouvelable (les barrages sont comblés par les alluvions, les réserves d’uranium sont limitées), mais ces sources sont considérées comme « zéro-carbone », ou comme « bas-carbone ». La Chine disposait en avril 2014 de 20 réacteurs nucléaires en exploitation, et 28 autres étaient en construction (dont 2 EPR). Suspendu après Fukushima, le programme nucléaire a maintenant repris de plus belle : la puissance installée devrait plus que tripler d’ici 2020…

    Il faut savoir, enfin, que, selon le GIEC, respecter la limite des 2°C en tenant compte des « responsabilités différenciées » des différents groupe de pays (« développés », « émergents », et « autres ») implique que des pays comme la Chine augmentent leur efficience énergétique – donc réduisent leurs émissions relatives – de 15 à 30% (en fonction de leur degré de développement). Avec un objectif de 20%, la Chine est nettement dans le bas de cette fourchette…

     Engagements US

    Voyons maintenant les engagements étatsuniens. Au terme de l’accord, les USA s’engagent à réduire leurs émissions de 26 à 28% d’ici 2025, par rapport à 2005.

    Selon les données de l’agence américaine pour l’environnement (EPA), les Etats-Unis émettaient en 2012 7.254 gigatonnes (Gt) de gaz à effet de serre. Une réduction de 26% en 2025 signifierait donc que les émissions soient ramenées à 5.368 Gt (5223 Gt pour 28%).

    Plusieurs éléments méritent d’être rappelés pour bien prendre la mesure de cet objectif :

    • Selon le protocole de Kyoto (que les USA ont signé mais jamais ratifié), l’Oncle Sam aurait dû réduire ses émissions de 8% en 2012, par rapport à 1990. Cela signifie que les émissions auraient dû passer de 6.233 Gt (chiffre de 1990) à 5.734 Gt (au lieu de cela, elles ont augmenté de 0,2% par an, en moyenne, pour atteindre 6.526Gt). Autrement dit : Obama s’engage à faire en 2025 à peine mieux que l’objectif que les USA auraient dû atteindre il y a deux ans.

    • Les émissions US ont augmenté de 1990 à 2005, après quoi elles ont diminué de 1,4% par an en moyenne. Cette diminution est notamment le résultat du fait que le gaz de schiste s’est en partie substitué au charbon dans la production d’électricité. Or, selon l’accord, les émissions US passeront de 6.526 Gt en 2012 à 5.368 en 2025… soit une réduction de 96Gt/an – pile 1,4%. Autrement dit : d’ici 2025, Obama s’engage simplement à maintenir le rythme actuel de baisse des émissions… par l’exploitation catastrophique du gaz de schiste [2].

    Last but not least : selon le GIEC, pour avoir une chance raisonnable de ne pas trop dépasser 2°C de hausse de la température, tout en respectant le principe des « responsabilités différenciées » entre groupes de pays, les émissions des pays développés devraient diminuer de 25 à 40% d’ici 2020, par rapport à 1990. Dans le cas des USA, cela donnerait un objectif d’émissions compris entre 4.665 Gt (-25%) et 3.740 Gt (-40%)… en 2020. A comparer avec l’accord : 5.368 Gt en… 2025.

     Nucléaire, gaz de schiste, capture-séquestration…

    Voyons maintenant les moyens par lesquels les Etats-Unis et la Chine comptent arriver à leurs fins. Le texte de l’accord a le mérite de la clarté : “Les deux parties entendent continuer à renforcer leur dialogue politique et leur coopération pratique, y compris la coopération sur les technologies charbonnières avancées, l’énergie nucléaire, le gaz de schiste et les énergies renouvelables, ce qui aidera à optimiser le mix énergétique et à réduire les émissions, y compris celles du charbon, dans les deux pays ».

    L’expression “technologies charbonnières avancées” réfère notamment à la capture-séquestration géologique du CO2. J’ai attiré l’attention ailleurs sur le fait que cette technologie d’apprenti-sorcier est en train de s’imposer comme LA solution de compromis capitaliste (donc boîteux) entre la lutte contre le réchauffement et les intérêts des multinationales fossiles [3]. L’accord Chine-US confirme cette appréciation. Il prévoit en effet “l’établissement en Chine d’un nouveau projet majeur de stockage du carbone à travers un consortium public-privé international dirigé par les Etats-Unis et la Chine, avec pour but d’étudier intensivement et de piloter le stockage du carbone en utilisant du CO2 industriel et aussi de travailler ensemble sur un nouveau projet pilote de récupération accrue d’eau (Enhanced Water Recovery) pour produire de l’eau douce par un injection de co2 dans des aquifères salins profonds ».

    En clair : les deux grandes puissances charbonnières que sont la Chine et les USA veulent continuer à brûler leurs énormes stocks de charbon (200 à 300 ans au rythme de consommation actuel !), mais en stockant sous terre le CO2, produit de la combustion.

    La capture-séquestration est une des techniques de « geo-engineering » imaginées par ce docteurs Folamour pour qui la croissance capitaliste est une loi de la nature encore plus incontournable que celle de l’attraction des masses… Or, les risques de la capture sont sérieux, à commencer par le risque de fuite massive de CO2 en cas de tremblements de terre (que la capture pourrait même provoquer, disent certains !).

    Mais rien ne doit venir entraver la course au profit. Les USA mettent à disposition la technologie, la Chine offre des lieux de stockage. De la sorte, et sous la houlette du « Parti Communiste », l’atelier du monde capitaliste pourra continuer à utiliser des combustibles fossiles pour produire à bas prix des marchandises vendues massivement sur les marchés occidentaux. De plus, l’injection du CO2 dans les aquifères salins profonds permettra de récupérer une eau qui, une fois désalinisée, constituera une précieuse ressource exploitable… contre monnaie sonnante et trébuchante, bien entendu.

     Ces cinglés qui dirigent le monde

    Pour le système, la politique de lutte contre le changement climatique n’est concevable que si et dans la mesure où elle permet de faire du business. Si c’est le cas, il s’agit forcément d’une bonne politique, non ? Comme le dit l’accord : “La communauté scientifique a montré clairement que l’activité humaine est déjà en train de changer le système climatique mondial. En même temps, l’évidence économique rend de plus en plus clair le fait qu’une action intelligente menée maintenant sur le changement climatique peut piloter l’innovation, renforcer la croissance économique et apporter d’importants bénéfices ».En avant donc pour les bénéfices, et qu’on ne vienne pas jouer les Cassandre.

    L’accord Chine-USA sur le climat fait penser à la phrase fameuse de Churchill : « Too little, too late ». C’est en effet « Trop peu, trop tard », donc très dangereux, et donc aussi violemment antisocial. Car on ne le répétera jamais assez : ce sont les pauvres qui paieront la facture du réchauffement (ils la paient déjà), et le prix sera colossal. Mobilisons-nous, avec nos associations, nos syndicats, nos mouvements de femmes et de jeunes. Ensemble, faisons reculer ces cinglés qui dirigent le monde. Ensemble, imposons une transition énergétique qui soit à la fois écologiquement efficace et socialement juste.

    Daniel Tanuro

    Notes

    [1] Voir sur ESSF (article 33424), Réchauffement climatique : un accord européen en trompe-l’oeil.

    [2] Selon Kevin Anderson, directeur du Tyndall Center on Climate Change Research, les pays développés devraient réduire tout de suite leurs émissions de 11% par an, jusqu’en 2050.

    [3] Voir sur ESSF (article 33423), Réchauffement climatique : le cri d’alarme du GIEC.

    * « Accord ’climat’ Chine-USA : trop peu, trop tard, dangereux », 14 novembre 2014 : http://www.lcr-lagauche.org/accord-...


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  • La valeur travail au prisme des générationsLa montée d’un ethos contemporain du travail fondé sur l’épanouissement professionnel entre en contradiction avec les conditions concrètes du travail et de l’emploi. D. Méda et P. Vendramin invitent à repenser nos modèles d’organisation du travail, de gouvernance des entreprises et de progrès social.

    Prenant appui sur un projet de recherche mobilisant une trentaine de sociologues, d’économistes et de psychologues de six pays européens [1], Dominique Méda et Patricia Vendramin font converger dans un même volume deux grands thèmes de recherche en sciences sociales : l’évolution des rapports au travail et les dynamiques des générations. Si la tâche peut paraître ardue, elles prennent appui sur leurs travaux précédents, notamment l’incontournable Le travail, une valeur en voie de disparition ?, publié par Dominique Méda en 1995 [2]. Le premier chapitre, consacré aux grandes étapes historiques de la valorisation du travail, reprend ainsi une thèse stimulante du livre, selon laquelle trois significations radicalement différentes se sont progressivement superposées, entretenant ainsi la polysémie du terme « travail ». Facteur de production, le travail est aussi activité créatrice et émancipatrice, ou encore point d’ancrage de différents droits sociaux. Et ces trois dimensions auxquelles renvoie aujourd’hui le concept de travail seraient « totalement contradictoires et quasiment incompatibles » (p. 24) : si le travail est pensé comme effort humain producteur de valeur d’usage, c’est la vision de l’employeur qui prime ; s’il est pensé comme activité émancipatrice ou constitutive de l’identité individuelle, son produit importe moins que ses conditions d’exercice et c’est alors la vision du travailleur qui prime ; enfin, s’il est vu comme un mode primordial d’accès aux droits sociaux et à la protection sociale, c’est qu’il est irréductible au seul intérêt d’une ou de l’autre des deux parties engagées dans l’échange salarial. Dans ce dernier cas, le compromis salarial devient une sorte de synthèse négative des deux premières visions : aucune n’est satisfaite, et pourtant aucune ne prend clairement le dessus.

     

    À partir de là, l’ouvrage se propose d’éclairer le sens que les individus accordent au travail, pour ensuite explorer plus en détail les différences entre les générations. L’argument directeur est le suivant : à mesure que décline l’« éthique du travail comme un devoir », on identifie chez les Européens à la fois une montée de l’« éthique de l’épanouissement » portant sur la dimension expressive du travail (réalisation de soi, sentiment d’utilité, etc.), et une persistance des attentes qui touchent à la dimension instrumentale du travail (salaire, sécurité de l’emploi, etc.). Ces attentes de plus en plus expressives se heurtent cependant aux nouvelles formes d’organisation du travail (flexibilité, entreprise-réseau, management par les objectifs, individualisation des carrières, diversification des formes d’emploi, etc.) et à une dégradation générale de l’emploi, marquée par la croissance des contrats temporaires, du temps partiel subi et des horaires atypiques. Les différentes générations, exposées de manières variées à ces conditions lors de leur entrée sur le marché de l’emploi, n’entretiennent pas pour autant des rapports fondamentalement différents au travail. Ce n’est qu’en explorant les variations intragénérationnelles qu’apparaissent alors des différences significatives : la succession des générations de travailleurs s’accompagne d’une diversification des significations accordées au travail, d’un rapprochement des modèles féminins et masculins d’engagement dans le travail, et du développement de relations sociales plus privatisées que communautaires. Les auteures identifient alors une convergence entre la jeune génération et les femmes, deux catégories de la population potentiellement porteuses d’une conception renouvelée du travail, plus sensible à sa valeur expressive.

     

    Le travail des générations

     

    Même si le titre de l’ouvrage ne l’indique pas, c’est bien l’approche générationnelle du rapport au travail qui en constitue le fil directeur et qui fonde sa principale originalité. Les deux derniers chapitres y sont consacrés, en traitant respectivement les rapports au travail qu’entretiennent les différentes générations et les relations intergénérationelles dans le monde du travail. Le choix des classes d’âge définissant les générations à inclure dans l’analyse est convaincant : loin de se réduire à de simples cohortes de naissances, les groupes ont été définis « en référence à des événements signifiants qui se sont déroulés durant différentes étapes historiques du capitalisme qui ont entraîné des transformations de la structure sociale du travail » (p. 151). En découle une partition en trois classes d’âges (moins de 30 ans, 30 à 49 ans et 50 ans et plus), chacune ayant une expérience spécifique du marché du travail et de la conjoncture socio-économique.

    Les analyses des rapports au travail des différentes générations apportent du neuf à la littérature et conduisent à un résultat relativement contre-intuitif : à rebours des discours insistant sur les clivages intergénérationnels entre la « génération sacrifiée » des jeunes et les « baby-boomers », les auteures n’identifient pas de conflit latent entre les générations dans le quotidien du travail. S’il existe toutefois une mobilisation discursive de stéréotypes générationnels, ce sont les trajectoires individuelles, notamment l’entrée sur le marché du travail et le parcours dans l´emploi, qui distinguent le plus les générations. Enfin, et c’est peut-être l’apport principal du livre, les analyses mettent systématiquement les différences intergénérationnelles en rapport avec les inégalités intragénérationnelles [3], notamment en termes de sexe, de niveaux de qualification et de catégories socio-professionnelles. Ce qui permet par exemple de ne pas dresser un portrait essentialiste des jeunes et de leur rapport plus expressif du travail, en montrant que ce rapport expressif, lui-même corrélé au niveau d’études, peut s’expliquer par un effet de composition : c’est aussi parce que les jeunes sont plus qualifiés et ont davantage été socialisés dans des institutions d’enseignement qu’ils mettent plus souvent en avant des valeurs de réalisation de soi et d’accomplissement par le travail.

    L’exposition des arguments, clairement structurée et dépouillée de tout jargon inutile, laisse toutefois en suspens deux ensembles d’interrogations, relatifs à l’identification d’un « paradoxe français » et à la « réinvention » du travail que les auteures appellent de leurs vœux.

    Le « paradoxe français » est-il si paradoxal ?

    L’enquête empirique sur laquelle se fondent les analyses de l’ouvrage fait appel à l’exploitation de deux sources de données : un corpus d’entretiens narratifs individuels réalisés entre 2007 et 2008, et une sélection d’enquêtes internationales sur les valeurs et le travail, notamment les enquêtes European Values Study, International Social Survey Program et European Social Survey.

    C’est à partir de ces données que les auteures identifient un « paradoxe français » [4] : « les Français sont ceux qui accordent le plus d’importance au travail mais ils sont également les premiers à souhaiter que la place du travail soit moins importante dans leur vie. » (p. 94) Il nous paraît intéressant de revenir sur ce raisonnement. Le point de départ est l’analyse des scores des répondants français à deux questions de l’European Values Study : 69,3 % déclarent que dans leur vie le travail est « très important », et 65,8 % estiment qu’il serait une « bonne chose » que le travail prenne une place moins grande dans la vie.

    Ces scores sont plus élevés que ceux des répondants des autres pays européens, et les taux de non-réponses sont faibles et peu variables selon les pays : on peut donc y voir une singularité française. Mais un paradoxe ? Le lecteur sceptique pourrait se demander, par exemple, si les 69,3 % d’individus qui déclarent donner du sens à leur travail sont les mêmes que les 65,8 % qui disent vouloir réduire sa place dans la vie. Mais cette information est absente dans l’ouvrage.

    À regarder les réponses conjointes à ces deux questions [5], on constate qu’en réalité, les individus qui déclarent ces deux modalités considérées comme « contradictoires » par les auteures ne représentent plus que 41 % des répondants français. On s’aperçoit en outre que 40 % des Français qui déclarent le travail comme « très important » ne souhaitent pas réduire sa place, et qu’inversement, 35 % de ceux qui souhaitent réduire la place du travail ne le déclarent pas comme « très important ». L’interprétation des auteures, fondée sur la seule comparaison d’agrégats d’opinions individuelles, tend à surestimer cet effet de contradiction.

    Enfin, ce « paradoxe français » est peut-être un simple reflet du fait que la France est le seul pays d’Europe à avoir réduit le temps de travail à 35h. Ce point est soulevé par les auteures : « il est possible qu’il y ait moins un paradoxe qu’un effet grossi des débats publics de l’époque. En 1999, année de ces résultats, les débats sur la réduction du temps de travail battent leur plein en France. » (p. 94-95) Mais selon elles cet effet de conjoncture ne remet pas en cause le paradoxe car « l’ISSP 2005 [montre] qu’une part importante des Français continue, malgré un changement d’époque et de ‘mode’ vis-à-vis du temps de travail, à désirer réduire le temps consacré au travail » (p. 95). Elles se basent ici sur deux questions, dont l’une nous paraît particulièrement intéressante de par sa formulation. Portant sur les préférences entre temps libre et revenus, elle propose aux enquêtés trois modalités de réponse : « Travailler davantage d’heures et gagner plus d’argent », « Travailler le même nombre d’heures et gagner la même chose », et « Travailler moins d’heures et gagner moins d’argent ».

    Une telle formulation est problématique à deux égards. Premièrement, elle se fonde implicitement sur l’idée, telle qu’elle a pu être défendue par l’économiste Gary Becker [6], que le temps non consacré au travail a un « coût d’opportunité » et qu’il est donc réductible à un équivalent monétaire. L’articulation entre le travail et les autres temps sociaux est alors conçue comme faisant l’objet d’un simple « arbitrage » individuel. Cette question peut-elle constituer un instrument de connaissance, alors que de nombreux travaux empiriques montrent combien sont nombreuses et diverses les contraintes qui pèsent sur la disponibilité temporelle au travail des individus [7] ? Deuxièmement, la formulation opère un cadrage insidieux de l’espace des possibles : pourquoi, par exemple, n’y a-t-il pas la modalité « Travailler moins d’heures à salaire égal » ? Que les questions des enquêtes ISSP véhiculent davantage la vision instrumentaliste du travail d’un Gary Becker que celle d’un André Gorz (qui plaide pour une réduction de la durée du travail sans perte de revenu [8]) est une chose. Mais que cette question soit mobilisée pour confirmer l’existence du « paradoxe français » ne suffira peut-être pas pour convaincre tous les lecteurs qu’il s’agit d’un fait social et non d’un artefact. Ce qui est regrettable, car il est incontestable que la France fait figure d’exception dans le paysage Européen. Il aurait été utile de caractériser plus finement cette singularité, par exemple en explorant davantage les différentes questions de l’enquête ou en s’appuyant sur les entretiens menés en France.

    Inventer ou réinventer le travail ?

    Que signifie « réinventer le travail » ? La question, pourtant annoncée par ce titre, n’est abordée qu’à la toute dernière page de la conclusion. Trois pistes sont avancées par les auteures. Il faut tout d’abord engager une reconversion écologique, qui passe par une révision de nos modes de production et de consommation et la substitution de la « prospérité » à la « croissance ». La seconde piste est celle du partage du travail, qui articule une juste répartition et la garantie pour tous d’un emploi décent et de qualité. Enfin, elles suggèrent la mise en place d’une démocratie productive, qui s’appuie sur une alliance entre consommateurs et salariés pour déterminer collectivement les biens et les services « durables » qui permettraient la satisfaction des besoins « essentiels ».

    On ne peut que louer la démarche de Méda et Vendramin d’être attentives à la place que le travail occupe socialement dans la vie des personnes plutôt que d’imposer leur propre conception du travail dans leur recherche. Les résultats de leur enquête fournissent ainsi une base solide, empirique, pour justifier la pertinence des trois pistes avancées en conclusion. En revanche, pourquoi avoir complètement ignoré les discours critiques de divers mouvements sociaux, notamment ceux portés par la jeune génération autour de la précarité ? On sait pourtant que l’analyse statistique des enquêtes d’opinion, qui procède par « sommation purement additive d’opinions individuelles », revient à « cumuler des opinions qui n’ont pas du tout la même force réelle » [9]. Une telle démarche gagnerait, nous semble-t-il, à être mise en regard avec la prise en compte des discours d’individus ou de collectifs dont l’opinion s’exprime avec plus de force.

    Enfin, les auteures font en conclusion référence à Matthew Crawford [10] pour qui la restauration du sens du travail exige de s’affranchir non seulement du salariat, mais aussi plus fondamentalement du capitalisme (p. 239). Mais à la lecture des trois pistes qu’elles préconisent, la question reste entière : peut-on réinventer le travail sans réinventer le capital ? Même si le travail est indissociable de ceux qui l’effectuent, on connaît depuis Karl Polanyi [11] les mécanismes de sujétion croissante du travail au pouvoir du marché et ses conséquences. Et cette sujétion progresse toujours sur certains de ses fronts, par exemple à travers les usages de la flexibilisation des temps de travail par les entreprises qui en font une variable d’ajustement [12]. Dans quelle mesure, sans remettre en cause la subordination des conditions de travail et d’emploi aux logiques marchandes et au capital, peut-on effectivement rapprocher ces conditions des attentes des travailleurs ? L’ouvrage Réinventer le travail, s’il apporte des analyses et des idées précieuses, laisse grande ouverte la question que Dominique Méda pose elle-même dans la préface de 2010 à son ouvrage Le travail, une valeur en voie de disparition ? : « faut-il sortir du capitalisme pour libérer le travail ? ».

    par Inês Espírito Santo & Simon Paye


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  • Représenter le personnel : un travail sous tension Le syndicalisme est la cible récurrente d’experts et essayistes qui, aussi éloignés des réalités quotidiennes des ateliers et des services que de l’expérience vécue des ouvriers et employés, s’indignent régulièrement des pesanteurs de la société française et des protections excessives dont jouiraient certains salariés syndiqués.

    Parallèlement aux politiques de l’emploi et aux stratégies de répression patronales, la disqualification des syndicalistes comme  « privilégiés » ou « planqués » concoure à l’affaiblissement des organisations militantes sur le lieu de travail. Les politiques et discours anti-syndicaux s’attaquent surtout aux corporations professionnelles les moins déstructurées qui, comme celle des cheminots, ont été au cœur du mouvement ouvrier et constituent aujourd’hui un ressort à la contestation néo-libérale.

    Sans nier les effets démobilisateurs de certains aspects bureaucratiques du fonctionnement des appareils syndicaux, il est important de rappeler que les militants ont besoin de temps pour militer, de protection et de formation également. Il est aussi essentiel de restituer la réalité des activités militantes des détenteurs de mandats contre les idées toutes faites concernant l’engagement sur le lieu de travail. Nous partons ici du cas de cheminots, suivis dans leur action syndicale au sein d’une région industrielle et rurale. Cette démarche sociologique « de terrain » amène à considérer les activités de représentant du personnel comme un travail, avec ses conditions d’exercice plus ou moins favorables, ses processus d’apprentissage, ses tensions, etc.

    Face à la pression de la hiérarchie

    Les ouvrages pamphlétaires contre la « syndicratie » se focalisent sur les dirigeants nationaux des organisations syndicales qui, par la force des choses, sont éloignés du terrain de leur entreprise. Mais il faut rappeler que seule une toute petite minorité de syndicalistes sont permanents, la plupart n’ayant aucune décharge sur leur temps de travail. Les syndiqués élus ou mandatés bénéficient d’heures de délégation pour accomplir leurs tâches de représentants du personnel (préparer les réunions paritaires, tourner auprès des salariés, etc.) et lorsqu’ils sont détachés à temps plein, c’est en général au terme d’une longue période de travail et d’engagement dans leur entreprise. Ils demeurent, en outre, presque toujours liés à leur lieu de travail d’où ils tirent leur légitimité, notamment parce qu’ils y détiennent fréquemment encore des mandats.

     

    Militants en entreprise, ils subissent de plein fouet le durcissement des relations professionnelles dans un contexte de restructuration permanente et de renforcement du pouvoir des supérieurs hiérarchiques. À la SNCF comme dans beaucoup d’autres entreprises, les dirigeants de proximité (DPX) sont formés et impliqués dans un encadrement plus serré et agressif des agents, épaulés par des cadres managers recrutés à l’extérieur de l’entreprise. Ils impliquent leurs subalternes, les assistants DPX, dans ce travail de contrôle qui s’étend, par un processus de délégation de l’encadrement, aux agents de maîtrise.

    L’impact des orientations financières et de la démarche managériale est particulièrement important pour les métiers de la vente. Comme à La Poste, les agents commerciaux sont incités à proposer des produits dits « à forte valeur ajoutée » et doivent éviter de personnaliser leur relation avec l’usager qui devient un « client ». Ils travaillent sous une surveillance rapprochée de leur hiérarchie qui n’hésite pas à les sanctionner si les objectifs commerciaux ne sont pas remplis. Les représailles se traduisent par des modérations de prime ou des déroulements de carrière bloqués lors des notations. La multiplication des primes et des formules d’intéressement individualisé casse les solidarités au travail, elle favorise aussi les incompréhensions entre les responsables syndicaux et des adhérents ou sympathisants, moins investis dans les débats syndicaux, qui ne comprennent pas toujours pourquoi leur syndicat s’oppose aux primes et donc à l’augmentation de leur rémunération.

    Les obstacles à l’engagement

    Dans l’atelier de maintenance du site enquêté, les anciens du syndicat CGT signalent une pression accrue des chefs sur les nouveaux entrants[1]. Comme dans le cas de ce nouvel embauché qui doit signer une reconnaissance de dette après avoir loupé une pièce, les délégués doivent s’imposer aux chefs de salle pour réfréner leurs ardeurs. La pression s’opère tout particulièrement durant l’année de commissionnement, la période d’essai précédant l’embauche définitive, où le nouveau recruté est invité à rester éloigné des syndicats combattifs et à ne pas faire montre de désobéissance. Plus globalement, les agents de la SNCF sont pris dans de multiples réorganisations visant à l’application de normes managériales venant du privé que l’on retrouve dans d’autres entreprises de service public comme la RATP, La Poste, EDF-GDF, France Telecom ou encore la fonction publique hospitalière. Sous l’impulsion de cadres recrutés dans le privé qui y importent des méthodes en cours, ce conformisme managérial se traduit par une hiérarchisation poussée de l’activité avec une pression accrue de l’encadrement sur les agents selon des objectifs d’augmentation du rendement et de rentabilité immédiate. La multiplication des primes individuelles et la part de plus en plus importante de la promotion « au choix » (c’est-à-dire sur décisions hiérarchiques et non plus selon une progression régulière liée à l’ancienneté) renforce le pouvoir de la hiérarchie dans les rémunérations et l’avancement de carrière des agents. Dans ce contexte de mise en concurrence et de gestion différenciée des carrières, les nouvelles générations sont moins incitées que par le passé à rejoindre le syndicat, qui peut apparaître comme un frein à leur déroulement de carrière.

    Dans l’atelier de maintenance, s’il y a peu de candidats pour siéger dans les instances paritaires, c’est notamment parce que les cheminots savent que devenir délégué ou même simplement apparaître comme suppléant ou en position non éligible sur les listes peut nuire à leur situation au travail (progression salariale, changement de grades, affectation de postes, etc.). Selon une étude économétrique les salariés syndiqués sont en moyenne payés 10 % de moins que les salariés non syndiqués[2]. Si être à la CGT ou à SUD grève le plus souvent les chances de progresser dans l’entreprise, ce n’est pas le cas néanmoins pour tous les syndicats, certains pouvant être relativement proches des directions d’entreprises. À l’instar de FO dans la grande distribution[3], l’adhésion à certains syndicats modérés peut même être un appui dans une carrière professionnelle. À la SNCF, l’UNSA, issue de l’ancien syndicat des maîtrises et cadres, peut jouer ce rôle dans certains sites.

    Gérer la distance à la « base »

     Les campagnes d’adhésion sont difficiles car la situation est devenue plus compliquée pour la nouvelle génération de militants. Dans un contexte de durcissement des relations de travail, la marge d’action des nouveaux syndiqués s’est drastiquement réduite par rapport à leurs ainés. Ils ne peuvent plus se déplacer aussi facilement entre les différents établissements du site ou même entre les différentes salles d’un même établissement. Sous l’impact du démantèlement du service public ferroviaire, des frontières administratives et physiques séparent désormais différents secteurs : relations aux voyageurs, entretien des voies, ateliers de maintenance, transport de marchandise, etc. Ceux qui travaillent aux guichets des gares ont, par exemple, de plus en plus de difficulté à côtoyer les agents qui opèrent sur les quais. En outre, les collectifs militants sont fragilisés par le recrutement croissant d’agents hors statut : beaucoup de salariés opérant sur le site ne sont pas cheminots et n’ont donc pas le même intérêt à la défense du statut et des droits collectifs acquis par les luttes. Ces embauches hors statut concernent à la fois des postes ouvriers (entretien des voies et maintenance des caténaires) et des postes d’encadrement (y compris des directeurs d’établissement).

    Face à des cadres formés à la lutte anti-syndicale, l’entrée en syndicalisme des jeunes cheminots est donc loin d’être évidente. Les délégués subissent un travail d’intimidation lors des premières réunions statutaires, où responsables des ressources humaines et directeurs d’établissements peuvent chercher à les mettre en difficulté sur la connaissance des dossiers et des règlements. Nécessitant des compétences d’écriture et de lecture, l’acquisition des savoir-faire syndicaux n’est pas évidente, mais l’insertion dans les réseaux syndicaux offre des ressources organisationnelles qui permettent de compenser les effets des trajectoires scolaires courtes. Outre la formation syndicale, qui donne des outils et surtout une confiance en soi et dans l’organisation, le rôle des anciens qui épaulent les nouveaux délégués dans les instances paritaires est essentiel.

    Lors de ces réunions, les jeunes délégués apprennent en particulier à parler au nom du collectif et à dépersonnaliser leur action. À ceux qui auraient tendance à s’exprimer lors des réunions paritaires « de façon personnelle », on explique qu’ « il faut toujours avoir en tête que tu représentes l’organisation ». Un ensemble de procédures vise à faire en sorte que le représentant syndical apparaisse et se représente lui-même comme le délégataire d’un capital collectif détenu par l’organisation. Un « bon » délégué agit non pas en son nom propre mais au nom de l’organisation qu’il représente, il doit assister aux réunions du syndicat et rendre compte de ses activités à son organisation et aux salariés.

    Les risques de repli bureaucratique sont au cœur des préoccupations des animateurs du syndicat qui ont tout intérêt à avoir une base militante conséquente et des sympathisants qui se mobilisent lors des élections professionnelles. Éviter de cumuler les mandats, renouveler et rajeunir les candidats, rendre compte des activités devant les salariés, proposer l’adhésion aux nouveaux recrutés, sont autant d’opérations régulièrement discutées au sein du collectif militant afin d’éviter les risques de coupure des syndicalistes vis-à-vis du quotidien de leurs collègues. La plupart des cheminots du site détachés de l’entreprise restent pris dans des relations quotidiennes avec leurs collègues, voisins et parents, qui, comme eux, résident et travaillent dans cette région industrielle. C’est le cas de l’ancien secrétaire du syndicat CGT : il obtient son premier mandat dix ans après son embauche à la SNCF et ne devient permanent qu’à l’âge de quarante-deux ans, en continuant à vivre dans les cités cheminotes. Son successeur, poussé malgré lui à prendre la direction du syndicat en 2010, n’a pas eu de mandat durant ses treize premières années d’activité dans l’entreprise. Devenu délégué du personnel, il y travaille aujourd’hui à 80 % environ.

    Travail syndical et aspirations culturelles

    La prise de responsabilités syndicales permet, il est vrai, d’échapper aux tâches productives. Être permanent est une formidable opportunité de promotion sociale et culturelle dans un système où les salariés d’exécution sont bloqués dans leur position par leur capital scolaire initial. L’investissement dans l’action militante procure des rétributions : connaissances, rencontres, mise à distance de la pression hiérarchique de l’entreprise, etc. Il s’insère dans un projet collectif d’émancipation et de lutte alors que l’investissement dans la carrière professionnelle, pour intégrer l’encadrement technique par exemple, repose sur une démarche individuelle. Les deux stratégies ne sont pas nécessairement opposées et les directions d’établissements peuvent jouer sur les aspirations à la mobilité sociale et aux découvertes culturelles au fondement des investissements militants pour intégrer les militants à l’encadrement et les détourner de l’action syndicale

    Les syndicalistes vivent leur promotion militante comme un processus complexe de distanciation avec le travail industriel, processus qu’ils cherchent à maîtriser. Certes l’engagement syndical peut constituer une voie de sortie partielle de la condition ouvrière, un moyen d’échapper aux tâches manuelles. Mais la rupture est loin d’être franche, car les responsables restent insérés dans le monde ouvrier, par leur activité de représentant du personnel, mais aussi par les réseaux familiaux et locaux dans lesquels ils demeurent inscrits. Les permanents syndicaux issus de l’atelier de cette région rurale ont élargi leur espace de sociabilité au-delà de l’espace communal (ils fréquentent d’autres militants dans l’agglomération régionale, voire à Paris), mais ils ne peuvent pas – à supposer qu’ils le veulent – s’extraire des lieux habituels de la sociabilité de leur commune (commerce, café, école, marché, mairie). Ils sont ainsi pris dans des jeux de réputations locales et sous la surveillance régulière de collègues inscrits dans le même milieu d’interconnaissance. Loin d’être dans une position toujours confortable, les syndicalistes mènent leur activité sous la pression, non seulement de l’encadrement, mais aussi des salariés qui leur demandant des comptes.

    Julian Mischi

    Dernier ouvrage : Le Communisme désarmé. Le PCF et les classes populaire depuis les années 1970, Editions Agone, 2014.

     

    Texte initialement paru dans Et voilà, n° 30 octobre 2014

    Petit bulletin des conditions de travail et de la santé au travail pour les équipes syndicales

    Union syndicale Solidaires

    [1] Dans cet établissement situé dans un bourg rural, SUD Rail n’est pas présent. Le syndicat CGT, majoritaire, doit faire face au développement de l’UNSA qui s’appuie sur le soutien d’agents de l’encadrement.

    [2] Thomas Bréda, « Are Union Representatives Badly Paid? Evidence from France », Paris School of Economics, Working paper n° 26, 2010.

    [3] Marlène Benquet, Les damnées de la caisse. Enquête sur une grève dans un hypermarché, Bellecombe-en-Bauges, Editions du Croquant, 2011.


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  • Biodiversité : Des raisons et des conséquences de l’hécatombe des oiseaux en EuropeLes ornithologues ne s’attendaient pas à découvrir un tableau réjouissant. Mais une telle hécatombe les a « stupéfiés ». En trente ans, plus de 420 millions d’oiseaux ont disparu du continent européen, sur une population totale estimée à un peu plus de 2 milliards en 1980.

    Au total, plus d’un cinquième des oiseaux européen ont donc disparu. Les scientifiques livrent leur résultat au terme d’une étude conduite dans vingt-cinq pays et publiée lundi 3 novembre dans Ecology Letters. « Jamais nous n’avions mené d’enquête à cette échelle, souligne Richard Gregory, chercheur à la Société royale britannique de protection des oiseaux, coauteur de l’étude. Parce que rassembler autant de données, venues d’autant de sources, est toujours complexe. Mais ce que l’on a découvert méritait ces efforts. »

    Le résultat tient en une phrase : si les espèces rares et menacées se portent mieux en Europe, les plus communes subissent des pertes massives. Alouette, gentille alouette ? En trente ans, elle a subi un déclin de 46 %. Pour l’étourneau, c’est pire   : 58 %   ; le moineau domestique   : 61 %, soit près de 147 millions d’individus. Quant à la douce tourterelle, elle subit un effondrement de 77 %.

    L’équipe a rassemblé des données recueillies de 1980 à 2009 sur 144 espèces. Celles-ci ont été séparées, des plus rares aux plus communes, en quatre groupes. Dans le premier, les ornithologues ont constaté une augmentation de 21 000 individus, un chiffre attribué aux succès des politiques européennes de conservation. Ainsi, le nombre de busards des roseaux a augmenté de 256 %, celui des grues de 400 %.

    Mécanisation de l’agriculture

    « Les programmes spécifiques ont obtenu des succès spectaculaires, insiste Richard Gregory. Mais il est plus facile d’agir sur un territoire réduit que dans plusieurs pays. » Plus gratifiant, aussi, de prendre soin de rapaces ou de grands migrateurs que de modestes passereaux.

    Car près de 80 % des pertes figurent dans le quatrième groupe, largement composé de petits oiseaux. « Parce que c’est la population la plus importante en valeur absolue, mais aussi parce que ce sont des espèces que l’on croit à l’abri, poursuit Richard Gregory. Or une espèce commune peut parfaitement disparaître. Au début du XXe siècle, le ciel américain était noir de pigeons voyageurs. Il n’y en a plus un seul. »

    C’est pourtant au-delà de la diversité que les chercheurs nous invitent à regarder. « Le concept même de diversité a permis de lutter contre les dangers que couraient, que courent toujours, certaines espèces. Mais il traduit mal l’état global de l’écosystème et la façon dont on prend soin de notre environnement. Par définition, ce sont les espèces les plus répandues qui ont le plus d’impact sur l’environnement ; elles qui rendent les plus grands services écosytémiques et qui maintiennent les grands équilibres. » Et Richard Gregory de lister : pollinisation, dispersion des graines, lutte contre la prolifération des insectes, nettoyage des charognes…

    Les causes de la raréfaction de ces oiseaux des champs ? Pour Frédéric Jiguet, professeur au Muséum national d’histoire naturelle et coordinateur à l’échelle de la France du recueil des données utilisées, « la mécanisation de l’agriculture a conduit à l’augmentation des parcelles, donc à l’arrachage des haies et à la réduction des surfaces non labourées et, ainsi, à une perte d’habitat pour de nombreuses espèces ». Le système des subventions européennes, ajoute le biologiste, « conditionnées par la quantité produite plutôt que par des critères de qualité et de respect de l’environnement », est en partie responsable de la situation.

    « Interminable famine »

    La nature des traitements agricoles est aussi suspectée. Au cours de l’été 2014, une cinquantaine de chercheurs internationaux a publié un état des lieux de la littérature scientifique dans la revue Environmental Science and Pollution Research, mettant en cause les nouvelles générations de pesticides dits « systémiques » (utilisés préventivement en enrobage des semences ou en traitement des sols) dans la réduction massive des populations d’insectes. Or ceux-ci forment l’ordinaire de bon nombre des oiseaux en déclin. « Nombre de naturalistes mettent l’accent sur la perte d’habitat pour expliquer une grande part de cet effondrement, sans voir que les nouvelles générations d’insecticides systémiques ont un effet effroyable sur toutes les populations d’invertébrés, rappelle l’ornithologue Christian Pacteau, de la Ligue de protection des oiseaux. Ce qui se produit depuis quelques années, c’est que les oiseaux sont victimes d’une interminable famine. »

    Mais l’agriculture intensive n’est peut-être pas seule en cause. L’étude invite à «  élargir le regard ». Frédéric Jiguet donne, par exemple, des éléments de comparaison avec la chasse : « Les données sont rares, mais une enquête conduite en 1998 auprès d’un échantillon de chasseurs suggérait que la chasse à la bécasse, à la grive, au merle et au canard était à elle seule responsable, chaque hiver en France, de la mort d’environ 7 millions d’oiseaux ! » Une étude publiée fin 2013 dans Nature Communications estimait par ailleurs que le nombre d’oiseaux tués chaque année aux Etats-Unis par les chats domestiques oscille entre 1,3 milliard et 4 milliards d’individus  !

    Stéphane Foucart
    Journaliste au Monde

    Nathaniel Herzberg
    Journaliste au Monde


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  • Une France contre l’autre ?Pour Ch. Guilluy, il y a deux France : la France des métropoles, où les opportunités sont grandes, et la France périphérique des villages, où les populations ont le sentiment d’être ignorées et délaissées par les politiques publiques. L’opposition a fait couler beaucoup d’encre. Elle est très largement discutable, sans doute plus idéologique que scientifique.

    L’ouvrage de Christophe Guilluy, La France Périphérique, a rencontré un important écho médiatique . Avant même la parution du livre, Marianne lui consacrait sa une en titrant « Les vraies fractures françaises » . Quelques jours plus tard, Libération lui consacrait quatre pages et le plus gros titre de sa une avec « Classes populaires. Le livre qui accuse la gauche ». L’éditorial de Laurent Joffrin s’ouvrait par ses mots « Voilà un livre que toute la gauche doit lire d’urgence » . Il faut dire que Christophe Guilluy n’en était pas à son coup d’essai. Déjà, en 2010, il avait marqué les esprits avec Fractures françaises, ouvrage qui avait fait beaucoup parlé de lui au moment de la campagne pour l’élection présidentielle de 2012. Entre autres choses, cet ouvrage aurait été consulté par des conseillers de François Hollande et avait valu à son auteur d’échanger par deux fois avec Nicolas Sarkozy .

    Une France contre l’autre ?Cette attention n’est pas indue. Christophe Guilluy a un vrai talent d’essayiste et de polémiste et il expose en termes clairs et stimulants des évolutions souvent mal comprises ou ignorées. Beaucoup de ces évolutions sont déjà bien identifiées par les chercheurs, mais leur connaissance reste malheureusement confinée au monde académique. Les ouvrages de Christophe Guilluy permettent de nourrir une sphère de débat beaucoup plus large. Évidemment, dans leur traduction à destination d’un public élargi, les recherches dont Christophe Guilly s’inspire sont simplifiées et on pourrait relever beaucoup d’approximations et de simplifications . C’est toutefois la loi du genre. La véritable question est celle du sens et de la pertinence de ces simplifications.

    Des banlieues populaires pas si mal loties ?

    Cet ouvrage discute la dimension géographique des divisions sociales. Loin des habituels discours sur les ghettos des banlieues et sur la ségrégation dont sont victimes leurs habitants, Christophe Guilluy souligne les atouts de ces quartiers. Ils sont en effet situés dans des métropoles dynamiques où les opportunités d’emplois sont nombreuses. Christophe Guilluy rappelle également qu’on y observe une grande mobilité résidentielle . Celle-ci s’explique en partie par la surreprésentation des jeunes, mais pas seulement. Ces quartiers sont les points de départ de ménages en ascension sociale autant qu’ils accueillent des ménages en difficulté. Pour reprendre une formule déjà ancienne de Michel Wieviorka, les quartiers populaires de banlieue ne sont pas seulement des nasses, mais aussi des sas [1]. Cette insistance de Christophe Guilluy sur les atouts des quartiers populaires est bienvenue. On peut seulement regretter qu’emporté dans son élan et par sa volonté de combattre les idées reçues, Christophe Guilluy minore les difficultés des quartiers populaires des métropoles, pourtant tout aussi réelles que leurs atouts. Et quand il argue de l’importante mobilité résidentielle observée dans ces quartiers pour affirmer que la politique de la ville est une réussite (p. 44), il fait fi de toutes les recherches récentes sur le sujet .

    Mais là n’est pas l’essentiel. Pour Christophe Guilluy, la question centrale est que les difficultés des banlieues en occultent d’autres, dans les espaces situés à l’écart des métropoles, ceux qui constituent « la France périphérique ». Cette thèse était déjà amplement développée dans Fractures françaises. Christophe Guilluy s’appuyait notamment pour ce faire sur un article de Dominique Lorrain comparant la situation des habitants de Verdun et celle des habitants du quartier des Hautes-Noues à Villiers-sur-Marne [2]. Ces réflexions ont contribué à faire évoluer la politique de la ville. Jusqu’à récemment, celle-ci concentrait ses moyens sur les banlieues des grandes villes. Sous l’impulsion de François Lamy, les critères d’attribution ont été modifiés pour faire entrer dans le périmètre de la politique de la ville de nombreux secteurs de villes petites et moyennes. Christophe Guilluy salue cette évolution à plusieurs reprises.

    Par rapport à Fractures françaises, un des apports du dernier opus de Christophe Guilluy est de mieux définir la France périphérique et de la rendre visible par des documents cartographiques couleurs placés en encart au centre du livre. La définition de la France périphérique était restée floue dans Fractures françaises. À présent, on sait qu’elle est constituée par les territoires qui se situent hors de la zone d’influence des 25 plus grandes villes de France (zone d’influence définie grosso modo comme les aires urbaines amputées des parties socialement les plus fragiles de leur couronne périurbaine). Cette définition est appuyée sur la construction d’un indice de fragilité qui synthétise des données sur le taux de chômage, le taux d’emplois précaires, la part d’ouvriers et d’employés, etc. (p. 29). La comparaison de la carte montrant les aires urbaines avec celle montrant les fragilités est effectivement saisissante. La seconde est presque l’exact négatif de la première. Ces cartes montrent à quel point les difficultés sociales ne sont pas l’apanage des banlieues.

    Une France périphérique dans la nasse ?

    Christophe Guilluy montre opportunément les spécificités, souvent ignorées, des problèmes sociaux hors des métropoles. La première, et sans doute la plus importante, est la plus grande difficulté à s’adapter à une perte d’emploi. Les habitants de la France périphérique ne bénéficient pas de la densité d’emploi des grandes métropoles. Un plan social dans une usine n’y a pas le même impact que dans la banlieue de Paris ou de Lille. Pour retrouver un emploi, il faut prospecter dans un rayon beaucoup plus large, souvent trop large. Trop large car les déplacements sont coûteux, notamment lorsqu’ils doivent être effectués en automobile . Il reste la solution du déménagement, mais la chose n’est pas simple. Et s’appuyant entre autres sur les travaux de Jean-Noël Retière [3], Christophe Guilluy montre toute l’importance de la sociabilité locale pour les couches populaires. Pour elles, déménager c’est souvent perdre les appuis familiaux, amicaux et associatifs dont elles bénéficient. Pour travailler, il faut faire garder les enfants et quand on gagne peu, la proximité des grands-parents est essentielle. En outre, quand on vit dans une zone frappée par la crise et par la désindustrialisation, il est difficile de vendre sa maison pour en racheter une autre dans une zone mieux lotie, où les prix immobiliers sont nécessairement plus élevés. Changer de logement quand on bénéficie d’un loyer social n’est guère plus aisé. Bref, dans un bassin d’emplois réduit, l’espace de résidence peut devenir une nasse. Les ghettos ne sont pas nécessairement là où on le croît. Christophe Guilluy rejoint ici des chercheurs tels que Laurent Davezies [4] pour montrer que les territoires ne tirent pas tous le même parti de la mondialisation. Les spécialistes de macro-économie ont certainement raison lorsqu’ils montrent que, prise dans son ensemble, l’économie française gagne dans certains domaines ce qu’elle perd dans d’autres. Cependant, ceux qui sont dans les mauvais secteurs économiques aux mauvais endroits (dans la France périphérique) ont du mal à bénéficier de ce que récoltent ceux qui sont dans les bons secteurs aux bons endroits (dans les métropoles).

    L’opposition entre deux France proposée par Guilluy est donc en partie fondée. Elle est en même temps très, voire trop, schématique. Il est ainsi hasardeux de laisser penser que les immigrés pauvres se concentrent seulement dans les banlieues des grandes métropoles. Christophe Guilluy ne cite pas Ghetto urbain de Didier Lapeyronnie [5]. Cet ouvrage, référence majeure de la littérature récente sur les grands ensembles de banlieue, s’appuie pourtant sur l’étude d’une ville moyenne qui, selon les critères de Christophe Guilluy, fait partie de la France périphérique . Ce simple exemple montre à quel point il serait hasardeux d’opposer l’image du grand ensemble de grande métropole et celle du quartier pavillonnaire de la France périphérique. Christophe Guilluy ne le fait pas et s’en défendrait certainement si on lui posait la question, mais son travail reste suffisamment ambigu pour que la presse y puise de telles oppositions.

    On pourrait multiplier les réserves de ce type. Ainsi, Douai fait partie de l’univers des métropoles tel que Christophe Guilluy le définit. En termes démographiques, elle est même au cœur de la quinzième aire urbaine française. Difficile pourtant de considérer que Douai se place dans la même catégorie que la première d’entre elles, Paris. Autre exemple, la Drôme n’est pas la Meuse. La Drôme fait partie de la France périphérique selon Christophe Guilluy, mais il s’agit d’un département, qui à la différence de la Meuse, bénéficie d’importants flux touristiques, est attractif pour les néo-ruraux, développe une agriculture dynamique orientée sur des créneaux porteurs et innove sur le plan politique, comme l’illustrent les récentes élections municipales à Saillans… Il est difficile de dire de la Drôme qu’il s’agit d’un territoire malheureux, qui souffre d’être à l’écart des grandes métropoles.

    Cette remarque illustre une limite importante de l’opposition binaire proposée par Christophe Guilluy. Cette opposition s’accompagne d’un discours excessivement défensif et pessimiste sur la France périphérique. Sans nier leurs difficultés, les territoires situés à l’écart des métropoles sont loin d’être uniformément en déshérence. En outre, si les métropoles disposent de ressources qui font défaut à la France périphérique, cette dernière possède des atouts qui font défaut aux métropoles : le logement y est moins onéreux, la proximité à la nature et à l’agriculture plus grande, etc. Bref, il y a une vie hors des métropoles et cette vie peut être heureuse. L’avenir de la France périphérique n’est pas totalement noir, il peut aussi être envisagé en prenant appui sur des dynamiques positives.

    Résumons donc ce qui vient d’être dit. Il y a des éléments forts qui, à un certain niveau de généralité, permettent d’opposer une France périphérique et une France des métropoles. Il faut cependant être conscient des limites d’une telle opposition. Christophe Guilluy aurait été avisé d’en avertir ses lecteurs. Il est regrettable qu’il ne le fasse que pressé par des questions dans certains entretiens radiophoniques ou dans des interviews accordées à la presse.

    Quand les fractures territoriales deviennent culturelles

    Ce qui précède n’a rien d’une découverte. Cela fait longtemps en effet que l’on sait que les métropoles concentrent les richesses et les populations aisées, que les classes populaires sont surreprésentées aux marges des métropoles et dans les espaces ruraux et qu’elles y souffrent particulièrement de la crise et des restructurations économiques engendrées par la mondialisation. Christophe Guilluy développe d’ailleurs lui-même ses thèses depuis une quinzaine d’années, depuis notamment la publication de la première mouture de son Atlas des fractures françaises en 2000 [6]

    En réalité, l’intérêt suscité par les thèses de Christophe Guilluy ne résulte que secondairement de la mise en évidence d’une opposition entre la France des métropoles et la France périphérique. L’idée qui retient généralement l’attention est que cette opposition va structurer l’avenir politique de la France. Plus précisément, l’écho rencontré par les thèses de Christophe Guilluy tient à qu’il voit dans la France périphérique le terreau d’une colère qui trouve son exutoire dans le Front national.

    L’analyse de Christophe Guilluy éveille d’autant plus l’intérêt qu’il revendique un positionnement à gauche, se posant en porte-voix des catégories populaires, tout en tenant pour légitime certains discours qu’on pourrait attribuer au Front national. Ainsi, il écrit sans ambiguïté que la régulation selon lui insatisfaisante de l’immigration est la principale source des colères qui sourdent dans la France qu’il qualifie de périphérique (p. 162). Pour Christophe Guilluy, la gauche doit changer sur les questions relatives à l’immigration. Face à une gauche qui fait la morale aux ouvriers en condamnant le racisme, face à un parti socialiste qui sert un discours pro-mondialisation et multi-culturaliste à destination de la bourgeoisie intellectuelle des centres villes et des ménages issus de l’immigration, Christophe Guilluy considère qu’il faut entendre les catégories populaires. Et selon lui, ce qu’il faut entendre, c’est un malaise identitaire, le sentiment de ne plus être chez soi face à une immigration porteuse d’une culture différente. L’immigration n’est certes pas chose nouvelle, mais pour Christophe Guilluy elle a changé de nature, d’abord en raison d’un écart culturel supposé plus important, ensuite en raison de l’évolution des mentalités. Selon lui, la culture dont les immigrés sont porteurs peut plus facilement se montrer dans l’espace public, car, aujourd’hui, la différence culturelle est davantage perçue comme source d’enrichissement que comme menace pour l’unité nationale. Ainsi, les immigrés qui peuplent les banlieues des métropoles non seulement captent les ressources des politiques de redistribution mais peuvent aussi affirmer sans vergogne leurs particularismes et leurs différences culturelles dans l’espace public.

    Dans ce contexte, ceux qu’à la suite de Michèle Tribalat [7], Christophe Guilluy appelle les « natifs » et qui peuplent la France périphérique ne peuvent qu’éprouver un désagréable sentiment de domination. Perdants sur le terrain économique, ils sont aussi perdants sur le terrain culturel, faute de goûter aux plaisirs de l’expérience de la diversité dans leur quartier. La fracture territoriale se redouble ici d’une fracture culturelle, opposant les métropoles cosmopolites où se concentrent des populations d’origines très variées et la France périphérique dont le monde idéal est selon Christophe Guilluy le « village », terme qui renvoie métaphoriquement au groupe social uni par une culture partagée (p. 129-173).

    La faute à l’immigration ! Vraiment ?

    Disons-le tout net, ces thèses sont très discutables. Elles contredisent en tout cas les enquêtes empiriques disponibles. Christophe Guilluy n’en cite d’ailleurs quasiment aucune à l’appui de ses propos sur la crise identitaire . Pourtant, les enquêtes menées dans les milieux populaires du monde rural ou périurbain commencent à être substantielles [8]. Elles convergent pour montrer que ces territoires sont marqués par des dynamiques politiques et sociales très diverses, à partir desquels il est délicat de généraliser . Elles convergent ensuite pour montrer que les ressorts du vote Front national sont très variés, avec des différences très fortes entre le Sud de la France et le Nord notamment, mais aussi avec des variations parfois très importantes d’un canton à l’autre. Au-delà de ces variations, les explications du vote sont avant tout à chercher dans la profonde transformation des rapports au travail, dans l’accentuation des inégalités et dans les déstructurations des collectifs ouvriers (dans les lieux d’emplois, dans les activités associatives et dans la vie municipale). La question est donc d’abord économique et sociale. Elle est ensuite, Christophe Guilluy a raison de le souligner, territoriale, avec les problèmes posés par la restructuration de la géographie de l’emploi et par les centrifugeuses immobilières que sont devenues les métropoles [9]. C’est seulement en complément de ces facteurs qu’interviennent les questions culturelles et identitaires mises en avant par Christophe Guilluy. La déploration de l’invasion immigrée existe bien évidemment, l’islamophobie prospère également, mais ce n’est pas toujours là que résident les motivations dominantes de l’électorat frontiste [10] ! Bref, si on doit résumer d’une phrase la situation, le premier problème n’est pas l’immigration, mais le manque d’emplois et, au-delà, la qualité de plus en plus dégradée des conditions de travail (dégradation dans laquelle on doit inclure la déstructuration des collectifs de travail et l’éloignement des lieux d’emplois).

    Certes, l’immigration n’est pas sans lien avec l’emploi. Et si on peut démontrer les bénéfices de l’immigration pour l’économie nationale et son impact limité sur les salaires des ouvriers et des employés , l’expérience vécue localement dans certains secteurs peut être celle d’une perte [11]. Dans le bâtiment, l’agriculture, le nettoyage ou le fret, certains ouvriers et employés ont toutes raisons de percevoir comme concurrents des étrangers prêts à accepter des rémunérations inférieures et des conditions de travail dégradées. La situation est toutefois complexe. Premièrement, les concurrences semblent circonscrites à quelques secteurs économiques. Secondement, et c’est un point essentiel, elles s’exercent surtout entre immigrants. Troisièmement, l’immigration qui est ici en cause est de plus en plus européenne : dans de nombreux cas, la concurrence est exercée par des ouvriers venus de l’Est de l’Europe et payés selon les pratiques en usage dans leur pays d’origine . Bref, sur le terrain de l’emploi, il est difficile de trouver une justification à la fracture que Christophe Guilluy voit se dessiner entre les « natifs » et les immigrants récents au sein des catégories populaires.

    Ceci étant, Christophe Guilluy ne s’embarrasse pas d’économie. Citant dans sa conclusion Alain Finkielkraut [12], il fait de l’identité la clé de lecture des problèmes politiques et sociaux de la France contemporaine. Pour lui, une des illustrations les plus frappantes du malaise actuel est la présence de drapeaux algériens dans les rues après les victoires de l’équipe de football d’Algérie. Cette présence donnerait le sentiment aux « natifs » de ne plus être chez eux. Admettons l’existence de ce sentiment. Admettons même qu’il est largement partagé. Mais en quoi faut-il en faire la clé de compréhension des problèmes économiques et sociaux qui agitent la France ? En quoi ce sentiment est-il légitime ? Ne faut-il pas plutôt en dénoncer les dangers et en souligner les illusions ? Face à de telles questions, Christophe Guilluy répondrait sans doute que ce sont des propos d’habitant de cœur de métropole favorable au multiculturalisme qui n’expérimente pas la diversité culturelle au quotidien, à la différence des ménages populaires. Il a sur ce point des phrases bien senties où il oppose « les classes dominantes qui vivent le multiculturalisme à 5000 euros par mois » et « les classes populaires qui vivent le multiculturalisme à 1000 euros par mois » (p. 152). Mais il ne faut pas confondre les errements des discours politiques sur la mixité sociale, avec lesquels on se donne effectivement bonne conscience à bon compte [13], et la nécessité morale de reconnaître la légitimité à l’autre d’exister dans toutes ses particularités, surtout lorsque le dit autre a été colonisé ou « invité » sur le territoire français pour faire tourner ses usines. En toute hypothèse, ce n’est pas en régulant l’immigration que l’on changera quoi que ce soit à la présence de drapeaux algériens dans les rues. Ceux qui portent ces drapeaux sont en large part de nationalité française. C’est donc une question franco-française…

    Essai ou manifeste ?

    Venons-en pour terminer au problème central que pose l’ouvrage de Christophe Guilluy, le fait que derrière l’essai se camoufle un manifeste . Ce camouflage est facilité par une dérive du raisonnement courante en géographie. Christophe Guilluy est en effet géographe et il tire de cette origine disciplinaire une partie de l’originalité et de l’intérêt de ses propos. Toutefois, en faisant des caractéristiques de l’espace des clés d’explication du social, la démarche géographique est sous la menace d’une tentation, celle de confondre les corrélations et les causalités, de faire du lieu où se trouve une catégorie sociale une cause en lieu et place de cette catégorie. Une telle dérive est clairement à l’œuvre chez Christophe Guilluy. Il identifie tout d’abord, avec justesse et pertinence, une différence entre la France des périphéries et la France des métropoles. Il constate, là encore avec justesse et pertinence, que la France des périphéries rencontre des problèmes particuliers, qu’en d’autres termes, la localisation périphérique est en elle-même un élément de difficulté pour les populations les plus fragiles qui y résident. Le raisonnement prend un tour problématique lorsque Christophe Guilluy fait de la France périphérique un opérateur du changement social et qu’il voit là une force politique favorable au Front national.

    À ce stade de son raisonnement, Christophe Guilluy quitte le terrain de l’analyse géographique pour entrer en politique. Ce n’est évidemment pas un problème en soi, mais Christophe Guilluy masque ce glissement en gardant l’apparence d’une analyse qu’il qualifie de « froide » et « objective ». Son analyse est pourtant tout sauf « froide », même si le ton employé dans La France périphérique est nettement moins virulent et polémique que dans Fractures françaises. Et la posture adoptée est loin d’être objective. Christophe Guilluy ne fait pas qu’identifier une force sociale, celle de la France périphérique, il la construit, lui donne un contour. Son discours ne décrit pas la réalité, il contribue à l’engendrer. De ce point de vue, le succès qu’il rencontre montre la force performative de son discours.

    La question qui se pose alors, et avec laquelle nous conclurons cette recension critique, est : doit-on suivre Christophe Guilluy lorsqu’il aide la France périphérique à se construire une conscience d’elle-même ? Répondre amène sur le terrain politique. Sur ce terrain, on peut s’interroger sur une construction sociale qui tend à opposer les difficultés sociales de ménages blancs et celles des ménages issus de l’immigration récente. C’est en tout cas l’impression qui ressortait de la lecture de Fractures françaises. Certes, dans La France périphérique, Christophe Guilluy a tenu compte des critiques souvent virulentes qui lui ont été faites [14] et il a modéré son discours. Il a notamment intégré le fait que les minorités dites visibles, originaires de Turquie ou du Maghreb notamment, sont très présentes dans la France périphérique (p. 164). Mais il reste que, pour Christophe Guilluy, la France périphérique se distingue de la banlieue par une plus forte présence des « petits blancs » (p. 107) [15]. C’est dans ce cadre que, pour lui, l’immigration et les « fractures culturelles » deviennent les questions centrales qui taraudent la France périphérique. On peut préférer mettre l’accent sur d’autres sujets, tels que l’emploi ou le coût des transports. D’autant que, comme on l’a vu, ces sujets semblent davantage préoccuper les ménages populaires de la France périphérique que leur supposée minorisation culturelle.

    En tout cas, si comme les recherches récentes l’indiquent les fractures culturelles sont au mieux des symptômes, il est difficile d’en faire le cœur de l’action d’une gauche « populaire ». Ceci d’autant plus que la gauche s’est construite en recherchant la solidarisation des différentes fractions des catégories populaires plutôt qu’en soulignant leurs divisions. La virulence des critiques faites à Christophe Guilluy par de nombreux chercheurs et intellectuels de gauche vient de là. Pour ces derniers, l’enjeu pour la gauche n’est pas de convaincre l’ouvrier blanc de la France périphérique que son adversaire politique est l’immigré sahélien des banlieues de Paris ou de Marseille.

    Ceci renvoie à un débat important : quelle place accorder aux conflits sur les valeurs par rapport aux dimensions économiques des fractures sociales ? Ce débat est multiforme. Christophe Guilluy n’incarne pas la seule tendance qui, à gauche, met les valeurs au premier plan. Ses positions sont d’une certaine manière symétriques de celles avancées par le think tank Terra Nova dans une note qui a fait couler beaucoup d’encre, où il est proposé que la gauche travaille les divisions culturelles et les conflits de valeurs plutôt que les tensions économiques [16]. Ce débat a en outre de profondes racines philosophiques qu’illustre entre autres un échange fameux entre Nancy Fraser et Axel Honneth sur la compatibilité des politiques de redistribution et des politiques de reconnaissance [17]. Il ne faudrait cependant pas que ce débat masque la contribution la plus intéressante de Christophe Guilluy, à savoir la mise en évidence des recompositions des territoires sous l’effet de la mondialisation et de la concentration des richesses dans les grandes métropoles.

    par Éric Charmes


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  • Le procès des opposants au projet d’élevage industriel des « 1000 vaches » s’est tenu le 28 octobre à Amiens. Poursuivis pour dégradations, vols et recels aggravés, les neuf prévenus ont été condamnés à des amendes et des peines de prison avec sursis.

    A l’extérieur du palais de justice, un autre procès s’est tenu simultanément, celui de l’industrialisation de l’agriculture, jugé par un tribunal de citoyens. Deux visions du monde agricole et de l’alimentation de demain, résolument incompatibles, se sont affrontées dans et autour de l’enceinte judiciaire. Basta ! était sur place. Reportage.

     

    « Des fermes, pas des usines ! » Plus de 3 000 personnes se sont donné rendez-vous ce 28 octobre devant le tribunal correctionnel d’Amiens. A l’intérieur du palais de justice, neuf militants de la Confédération paysanne comparaissent pour dégradations, lors d’une action menée contre l’élevage industriel des « 1000 vaches », et refus de prélèvement ADN [1]. Une trentaine de bus venus de toute la France ont rejoint dans la matinée les huit « tracteurs vigilants » encerclant le tribunal. Jean-Louis Martin a fait le déplacement de Loire-Atlantique. Les grands projets contestés, il connaît : il est agriculteur à 15 kilomètres de Notre-Dame-des-Landes. « Nous sommes partis de la ferme de Bellevue occupée depuis deux ans par les opposants au projet d’aéroport. Là, nous semons, nous cultivons et nous inventons des systèmes d’agriculture alternatifs au modèle dominant ». Leur trajet a été ponctué d’étapes à Nonant-Le-Pin et à la ferme des Bouillons, autres lieux de résistance. « L’agriculture n’est pas seulement l’affaire des paysans mais de tous », dit-il.

    Anne est aussi partie de Notre-Dame-des-Landes le 19 octobre, en compagnie de cinq amis. Pour rallier Amiens, ils ont parcouru 600 km... à vélo ! « Une manière de se déplacer sans polluer et avec le plaisir de pédaler en groupe », confie t-elle. Chaque jour, ils ont distribué des centaines de tracts pour promouvoir une agriculture paysanne « pourvoyeuse de nourriture saine, d’emplois, de tissu social et solidaire ». « Nous voulions aussi marquer le coup sur la répression dont sont victimes les militants de la Confédération paysanne traités comme des criminels, lâche Anne. Ils ont agi de façon non violente, contrairement à ce qui s’est passé à Morlaix où un centre des impôts a été incendié sans qu’il n’y ait de suites judiciaires. »

     Contre la répression et le fichage génétique

    À Amiens, l’émotion est d’autant plus forte, que la répression dont font l’objet les opposants aux grands projets controversés a pris une tournure dramatique à Sivens, dans le Tarn. Rémi Fraisse, un étudiant de 21 ans, y a été tué lors d’un rassemblement contre un projet de barrage [2]. Le gouvernement a mis 48h à réagir après la mort de l’étudiant. Des traces de TNT, un explosif présent dans les grenades utilisées par les gendarmes, ont été retrouvées sur ses vêtements, a annoncé le parquet. A l’évocation de son nom, les regards se troublent, alors qu’une minute de silence est observée. « Ces derniers jours, la colère et l’indignation ne font que grandir, souffle, émue, Emmanuelle Cosse, secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts (EELV). Nous devons continuer à avoir des mobilisations politiques et pacifiques fortes pour dénoncer des projets inutiles, coûteux et ruineux pour la société. » « Nous sommes tous en deuil, appuie Susan George de l’association Attac. La provocation et la violence de l’État doivent être affrontées de façon non violente. »

    De nombreux représentants du mouvement social sont là. « A quoi sert la Charte de l’environnement si l’on nous traite avec mépris quand on veut juste avoir une copie de l’enquête publique d’un projet ?, interroge Patrick Thierry, de l’association Picardie Nature. Rappelant que Rémi Fraisse était un botaniste bénévole mobilisé pour le respect de la flore et des espaces naturels [3], Patrick Thierry considère que la responsabilité des pouvoir publics et de l’État est engagée dans la Somme comme à Sivens. « Quand il y a une mobilisation militante déterminée, il y a deux couperets, la répression et le fichage génétique, observe Jean-Baptiste Eyraud de l’association Droit au logement. Mais seule une forte détermination permet de gagner des luttes. » Des intermittents du spectacle sont également de la partie : « Nous sommes là contre les politiques libérales et la financiarisation de tous les secteurs de la société », assure une jeune femme de la Coordination des intermittents et précaires de Normandie. La présidente du Syndicat de la magistrature, Françoise Martres, dénonce de son côté la pénalisation du mouvement social. « Hier les faucheurs volontaires étaient sur ces bancs. Les autorités préfèrent les mobilisations policières et les suites judiciaires au débat politique. »

     Réquisitoire contre l’industrialisation de l’agriculture

    Le tintement d’une cloche de vache capte l’attention de l’audience. « Mesdames et messieurs, la Cour ! » Sur la scène dressée devant le palais de justice s’ouvre un autre procès, celui de l’industrialisation de l’agriculture, écrit par des paysans. Un long acte d’accusation est dressé à l’encontre de Stéphane Le Beulery – mixte des noms de Stéphane Le Foll, ministre de l’Agriculture, et de Michel Ramery, entrepreneur du BTP à l’initiative du projet des « 1000 vaches ». Ce dernier est cité à comparaître « pour avoir œuvré à la disparition des paysans au nom d’une prétendue compétitivité ». Les politiques agricoles mises en pratique ces cinquante dernières années sont passées au crible. « La Cour reproche enfin à M. Le Beulery ses actes, comme l’autorisation d’élevages porcins sans autorisation spécifique jusqu’à 5000 bêtes », tacle la présidente du tribunal.

    Parmi les témoins, il y a Maxime, appelé en qualité de « consommateur ». Il relate avoir été nourri à l’agriculture industrielle avec Sodexo depuis sa plus tendre enfance, avant d’être alerté par le MRJC (Mouvement Rural de Jeunesse Chrétienne). « Je ne me doutais pas que mes lasagnes n’étaient pas pur bœuf, énonce le premier témoin. Que mon entrecôte entrainait la déforestation en Amazonie. Que même l’eau minérale contient des traces de pesticides parfois interdits depuis dix ans. Une partie de mes impôts vient soutenir la politique agricole commune, le reste vient cacher les ravages de l’agriculture industrielle. Je veux avoir le choix. » A la barre succède une ancienne salariée de l’agro-alimentaire. « Avec nos bas salaires, on a permis à nos patrons de faire du profit, confie t-elle. Les patrons de l’agroalimentaire détruisent plus d’emplois qu’ils n’en créent ».

    Visage grave, « Pierrot Le Fauché » est le troisième et dernier témoin appelé à la barre. Il explique s’être installé comme paysan en 2001 dans la Somme. Les investissements dans un bâtiment plus grand afin d’augmenter son cheptel laitier l’ont peu à peu conduit dans le mur. « Un matin, la banque nous a proposé avec la coopérative de rencontrer Stéphane Le Beulery. Il allait amener de l’argent et nous permettre de reprendre pied. On a d’abord créé une société dans laquelle il était minoritaire ». Mais les prix du lait restent bas. « Pour vous sauver, cédez le reste de votre ferme, nous a alors lancé Stéphane Le Beulery. Nous avons arrêté le métier de paysan mais nous avons aussi refusé de travailler chez lui. Ce mec-là est un fossoyeur de l’agriculture paysanne, les banques et les coopératives sont à ses pieds. » Un éclairage à charge sur la manière dont le porteur de projet des 1000 vaches aurait acquis ses 3000 hectares de terres et quotas de production pour réaliser son usine à lait [4].

     « Faire n’importe quoi de la loi »

    « La farce se joue non pas sur cette scène mais à l’intérieur du palais de justice », lance Stéphanie Moulin de la Confédération paysanne de la Loire. Derrière les grilles du tribunal, face aux neuf prévenus qui revendiquent une action collective face à un modèle agricole qu’ils estiment destructeurs, la présidente du tribunal se contente de rechercher des responsabilités individuelles. « Le fait que des gens aient une vision différente de l’agriculture ne justifie pas que l’on puisse faire n’importe quoi de la loi », renchérit Franck Berton, avocat des parties civiles. La ferme-usine serait victime « d’une mise en accusation injuste ».

    La procureure Françoise Dale regrette pour sa part que la Confédération paysanne ne soit pas sur le banc des prévenus comme personne morale. « C’est un groupe qui délibère et qui agit, c’est pour cela qu’ils ont du mal à vous répondre individuellement. La question est de savoir si la cause légitime qu’ils défendent leur permet d’agir par des moyens contraires à la légalité. De mon point de vue, la fin ne justifie pas l’emploi de tous les moyens. » A 20h, le jugement tombe. L’état de nécessité plaidé par la défense n’est pas reconnu par la Cour. La justice condamne les militants de la Confédération paysanne à des peines d’emprisonnement intégralement assorties de sursis, allant de deux à cinq mois. Les trois personnes ayant refusé le prélèvement ADN sont également condamnées à 300 euros d’amende.

     Convergence des luttes ?

    « Un tribunal autiste a acté que l’action syndicale n’était pas légitime, lance Laurent Pinatel, un des neuf prévenus, à la sortie du tribunal. La justice est à la botte de Ramery, mais on ne regrette rien. On va continuer à interpeller au plus haut niveau de l’État. » C’est l’heure de la dispersion et du retour en cars pour celles et ceux qui viennent de loin. Une bataille judiciaire de perdue, mais un combat qui ne fait que commencer, souligne Michel Kfoury de l’association Novissen, l’un des premiers lanceurs d’alerte sur le projet des 1000 vaches. « Il faut un réveil citoyen, c’est à nous de décider l’agriculture que l’on veut. La convergence des luttes ne peut que réussir. »

    Sophie Chapelle

    Notes

    [1] voir notre précédent article : http://www.bastamag.net/Le-projet-d...

    [2] Voir http://www.europe-solidaire.org/spi... (note d’ESSF).

    [3] Lire à ce sujet le communiqué de Nature Midi-Pyrénées, FNE Midi-Pyrénées et France Nature Environnement. :http://www.naturemp.org/IMG/pdf/cp-...

    [4] Voir notre enquête, disponible sur ESSF (article 33469), L’accaparement de terres et la concentration foncière menacent-ils l’agriculture et les campagnes françaises ?.


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  • Mobilisation nationale le 15 novembre Le collectif national Alternative A l’Austérité (AAA) appelle à la mobilisation nationale le 15 novembre prochain.  Car contre le libéralisme et contre la dérive libérale du gouvernement, nous ne pourrons résister qu’ensemble. Depuis avril dernier, travaillent main dans la main, en collectif, des forces syndicales (issues de Solidaires, de la CGT, de la FSU), des mouvements associatifs (Copernic, ATTAC, Convergence des Services Publics, des féministes…), des partis (PG, NPA, PCF, Ensemble, Nouvelle Donne…).

    La coupe est pleine ! Le pays s’enfonce dans la crise avec son cortège de misère, de chômage, de précarité, de violentes divisions. Depuis des années la droite et, depuis 2012, François Hollande, les gouvernements Ayrault et Valls poursuivent le même but dans le cadre des traités européens et en accord avec les dirigeants de l’Europe libérale : austérité, compétitivité par la baisse du coût du travail, reculs sociaux, coupes claires dans les dépenses publiques. Ces politiques ont échoué partout comme elles échouent en France : elles nourrissent la crise, creusent tout à la fois les inégalités et les déficits.

    Dans son immense majorité le peuple rejette cette politique imposée sans débat et avec autoritarisme. Cette situation créée une grave crise politique dont la droite et l’extrême-droite porteuses de graves projets de régression tentent de tirer profit.

    Il est temps d’arrêter cet engrenage. Il faut dire non à la loi de finances 2015 présentée par Manuel Valls qui, pour satisfaire les cadeaux faits au CAC 40, dans le cadre du pacte de responsabilité, coupe massivement dans les dépenses publiques. Il se traduirait par le recul des services publics et de ses missions, un étranglement financier des collectivités locales et de leur capacité d’investir. Il faut aussi empêcher les reculs budgétaires de la protection sociale qui remettent en cause les acquis pour la santé, la retraite, la famille, les chômeurs.

    D’autres choix sont pourtant possibles. Nous ne sommes pas condamnés à l’austérité permanente et à l’insécurité sociale. Il faut mettre en œuvre une politique qui parte des besoins sociaux, s’attaque aux inégalités. Une réforme fiscale d’ampleur permettrait une redistribution des richesses et une relance des investissements productifs au bénéfice de la grande masse de la population, s’inscrivant dans la transition écologique.

    Il faut redonner du pouvoir d’achat, augmenter les salaires, créer des emplois. Il faut s’attaquer au capital, à la finance, à la rente des actionnaires qui est supportée par les salarié-es, les chômeurs, les précaires, les retraités et la jeunesse.

    Il existe dans le pays une majorité de femmes et d’hommes disponibles pour cette alternative sociale et politique, des forces syndicales, sociales, associatives, politiques que nous voulons rassembler.

    Mettre un coup d’arrêt aux politiques en cours, imposer d’autres choix, cela ne peut se faire sans la mobilisation des salarié-es, sans l’intervention citoyenne.

    Pour dire non au budget d’austérité du gouvernement VALLS et appeler à ce qu’il soit rejeté !

    Pour dire non aux exigences du Medef !


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